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Conception graphique et webmaster : Pascal Steichen - Rivages Graphiques
Sommaire
n°23 - juin 2011
INÉDITS1 - Professeur de liberté de Jean Reinert
2 - Nous voici de Jean Joubert
3 - Entraînement de Françoise Renaud
4 - Amour plié de Françoise Martin-Marie
5 - Kit Mikayi de Dominique Gauthiez Rieucau
6 - Nous écrirons nos noms de Jean-Louis Keranguéven
BILLET
Coup de pied dans le dictionnaire de Janine Teisson
CHRONIQUE LIVRE
Un homme de passage de Serge Doubrovsky, par Anne Bourrel
LES OUBLIÉS
Discours de Suède d'Albert Camus, par Raymond Alcovère
CHRONIQUE HISTOIRE
Dieu le fit de Valéry Meynadier
VIE DU LIVRE
Biographies croisées de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou
ARTS PLASTIQUES
1 - Sculpture : Ève Tourmen
2 - Peinture : Hamid Tibouchi
3 - Peinture : Jacki Maréchal
4 - Photographie : Hicham Gardaf
À PARAÎTRE
Les dernières parutions des auteurs ADA
Prochain numéro : septembre 2011
Ours
Comité de rédaction : Raymond Alcovère, Anne Bourrel et Françoise RenaudComité de lecture :
Dominique Gauthiez-Rieucau, Valéry Meynadier
Rédactrice en chef :
Françoise Renaud
Directeur de publication : Francis Zamponi
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Index par rubriques
Index par auteurs et artistes
Éditorial
C'est souvent dans le silence que nous avançons depuis l'obscur de la grotte jusqu'à l'avant-scène de nos vies. Nous nous extirpons de notre condition quand bien même nous disparaîtrons un jour ou l'autre dans le flot, os rongés par le sel de la mer.
Résister au vent, à l’envie, à l'envahisseur. À ce qui oppresse et tourmente. À la soif, à la fatigue, à la tentation de la trahison.
Résister comme un vieux mur, un cordage de navire.
Résister depuis les coulisses de l'ombre.
Plusieurs artistes ont été invités à 'résonner' avec l'un de ces messages diffusés par Radio Londres.
Le renard aime les raisins.
Croissez roseaux ; bruissez feuillages.
Je porterai l'églantine.
J'aime les femmes en bleu.
Je n'entends plus ta voix.
Je cherche des trèfles à quatre feuilles.
L'acide rougit le tournesol.
Les dés sont sur le tapis.
Les colimaçons cabriolent.
Son costume est couleur billard.
Le temps efface les sculptures.
Nous nous roulerons sur le gazon.
Les reproches glissent sur la carapace de l'indifférence.
Véronèse était un peintre.
Les grandes banques ont des succursales partout.
L'évêque a toujours bonne mine.
Le cardinal a bon appétit.
Rodrigue ne parle que l'espagnol.
C'est le moment de vider son verre.
Elle fait de l'œil avec le pied.
La brigade du déluge fera son travail.
Ne vous laissez pas tenter par Vénus.
Ayez un jugement pondéré.
Saint Pierre en a marre.
Le lithographe a des mains violettes.
Son récit coule de source.
Les débuts sont contradictoires.
De haut en bas :
Marie Lydie Joffre, Nu Mer 015, 2003, encre de Chine et pastel, 12,2 x 16 cm
Martine Trouïs, Résistances, 2006, huile sur papier malgache, 90 x 90 cm
Jacki Maréchal, Cardinal, acrylique sur toile, 65 x 81 cm
Jacki Maréchal, Ablation du libre-arbitre, acrylique sur toile,
100 x 81 cm
David Robesson, Caballeros, 2011, huile et pastel sur toile, 100 x 140 cm
Inédits
Professeur de liberté, de Jean Reinert
En un temps où le pays s’interrogeait sur la nature du régime politique qui le régissait, le professeur Z. reçut une proposition d’enseignement bien étrange : on lui demandait de donner des conférences de liberté. Il s’enquit d’éventuelles contraintes sur le contenu de cet enseignement, les autorités universitaires lui répondirent qu’il n’en était pas question ; sa compétence était reconnue et toute contrainte serait contradictoire avec la matière qui lui était proposée.
Très dubitatif, et quelque peu inquiet, il accepta toutefois et se mit à la préparation de son cours. Peu à peu, il fut gagné par une forme d’exaltation que lui communiquait son sujet. Le temps arriva de la première conférence : il développa brillamment, devant un auditoire de jeunes gens attentifs, sa Première thèse de liberté.
Il n’y eut pas de deuxième conférence. La nature autoritaire de l’État était devenue évidente. Le professeur Z. se renseigna sur le recrutement de ses étudiants, il apprit qu’il s’agissait d’un public d’élèves policiers. Il démissionna et fut immédiatement arrêté.
En prison, il eut le temps, avant son exécution (prononcée sans qu’on en connut le motif), de dispenser son enseignement à ses compagnons de détention. Ainsi, ses thèses de liberté circulèrent à l’intérieur de la prison. Puis, par un principe de perméabilité que les autorités carcérales de tous les temps et de tous les pays ne sont jamais parvenues à juguler, elles passèrent à l’extérieur.
Il ne fait pas de doute qu’elles se transmirent alors à l’ensemble de la société. En effet, le régime tyrannique s’effondra brusquement, démontrant ainsi l’excellence de l’enseignement du professeur Z.
Illustration : Nathan Sawaya, Heartfelt, 2009, sculpture en Lego - site de l'artiste
Nous voici, de Jean Joubert
Poème dédié à Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, lu par l'auteur le 29 juin 2010, place de la Comédie à Montpellier
Nous voici, vêtus de bleu, sur la lisière de l'été,
nous voici dans la liberté de la lumière,
dans la liberté du mouvement et de la parole.
Nous avons une famille, des amis, une maison,
nous avons table mise et le pain et le vin
et des livres pour compagnons.
Nous parlons de plaisir ou de joie
et parfois même de bonheur.
Mais sur l'autre versant,
sur la sombre doublure de la lumière,
ce sont chaque jour, dans le profond du jour,
des images noires qui nous hantent :
violence, viol, meurtres, massacres,
la justice étranglée, la liberté livrée aux loups.
Et nous voyons au creux de leur prison ces hommes entravés,
dans un village poussiéreux où rôde un vent de sable.
Barreaux, chaînes, cordes et clous,
dans un créneau sournois, l'œil du geôlier.
Derrière les murailles, le cliquetis des armes
et le seul bruit de bouches étrangères.
Toujours la nuit, ni temps ni lieu.
Un présent piétiné, un avenir précaire
et si lointaine la mémoire des visages.
Pourtant, dans cette nuit, dans cet exil,
il faut garder contre son cœur
cet enfant de clarté que l'on nomme espérance.
Et nous voici, vêtus de bleu, dans la liberté de la lumière,
à proférer la parole et le cri,
à espérer que la pensée et la parole
apporteront aux prisonniers, nos semblables, nos frères,
promesse enfin de liberté et de lumière.
Photographie : Paul-Eli Rawnsley, Sans titre, 2009
Entraînement, de Françoise Renaud
L'affaire était plutôt mal engagée. Elle avait vu le couteau. Quand il l’avait ceinturée sur le seuil de la cuisine, elle s’était cabrée, et maintenant ses jambes réagissaient à peine, molles, presque élastiques, comme si elle avait avancé en terre instable. La peur sans doute. Et les avant-bras pressaient fort sur sa gorge. Il fallait résister, élaborer un stratagème. Elle réussit à vider sa poitrine d’un coup, en même temps à plier les genoux — une chose qu'elle avait pratiqué à l’entraînement —, une façon d'anéantir la force de l'autre. Et en effet son corps se déroba sous l’assaut comme de l’eau. Le couteau avait cependant cisaillé le tissu de sa veste. Et la chair. Profondément.
Résister, oublier la douleur.
Il l'avait rattrapée par le poignet et s'était mis à proférer des injures. Espèce de salope. Toutes les mêmes. Si tu crois que tu vas faire la loi. Comme il avait négligé d’ajuster sa prise, elle se laissa glisser à terre et quand il voulut la maintenir pour lui faire du mal, elle roula sur le côté puis sur l'autre. Il ne s’attendait pas à ça — je veux dire, à autant de résistance. Il râlait, soufflait. Rien qu’une salope de toute façon, elle finirait par se soumettre. Elle ignorait où elle avait trouvé la force mais déjà elle s’était relevée. Le sang coulait en abondance le long de son bras, laissant des flaques sombres sur le carrelage. Elle croisa son regard l’espace d’une seconde. Pauvre type, voilà ce qu’elle pensa. Et c'est à cause de ça qu’elle trébucha, heurta la poubelle, réussit malgré tout à atteindre la poignée de la porte. Résister à la peur et à la douleur, elle connaissait la chanson. Cette fois, c’était allé vraiment trop loin, il ne serait pas possible de pardonner. C’est à ce moment-là qu’elle avait dû crier.
Photographie : Marc Dantan - site de l'artiste
Amour plié, de Françoise Martin-Marie
Ma mère qui m’a brisée
soulevée de terre par les cheveux
balancée comme un sac de noix
disloquée dans la rage
en morceaux d’étoiles
j’en ai oublié mon nom
et la forme de mon corps
j’en ai oublié les mots
et le sens des sons
j’ai perdu la parole et la musique
j’ai perdu la danse et l’insouciance
j’ai dû tout réinventer.
Ma mère qui avec le temps
a apprivoisé l’histoire
est devenue femme joyeuse et sauvage
elle a même pris soin de moi.
C’est pour vous dire à vous
les enfants outragés
battus violés abandonnés
que c’est beaucoup d’amour plié
l’amour coincé ne meurt jamais
il s’acharne en secret
dans les zigzags du temps
même dans le temps de la mort
à détordre, assouplir, grandir
il peut même devenir immense
ce qui un jour s’est plié
était sûrement trop grand
pour se tenir debout dans le vent.
Illustration : Marc Na, Désiré, 2009, acrylique sur collage
emballages de récupération, collection particulière
Kit Mikayi, de Dominique Gauthiez Rieucau
Mon ami Bob, mon frère, m’appelle l’homme qui pleure. Je puis vous conter pourquoi.
C’était au petit matin. Je devais accompagner mon professeur — quand je m’adresse à lui, je lui dis Prof, ça le flatte. Car j’écris une thèse en tourisme sur les sites sacrés, dont Kit Mikayi — en langue luo, cela signifie pierre de la première femme, celle qui selon la légende a été statufiée en pleurs.
Lorsque les rives du lac Victoria ont disparu derrière nous, je n’avais aucune idée trouble en tête. Nous avons roulé depuis Kisumu au beau milieu des matatus*, freinés par des embouteillages et enfumés par les pots d’échappement, les oreilles bourdonnantes.
C’était au petit matin et la magie de la rosée avait dû s’emparer de moi dès que j’eus foulé le sol étranger et les plantes aux vertus précieuses. De loin déjà, nous avions aperçu la puissante érection — soixante-dix mètres au-dessus du chaos granitique, formes pures d’une sculpture lissée, atemporelle. Et voilà que le silence s’était posé sur nous. Comme un oiseau venu d’ailleurs. Sous le ciel bleu sans vent d’avril. Tout était désert. Nul touriste, pour enfreindre la loi des ancêtres. Rien que Prof et moi. Et nous escaladions, les mains humides de glaise. Alors je les ai entendues, leurs voix, celles des femmes qui pleurent mais je ne lui ai rien dit, les yeux embués.
Je l’ai mené à la grotte de Mama Maria, Prof, là où les images saintes, plastifiées à cause des larmes de pluie sont retenues au sol par un pauvre galet. Prières pour qu’une seconde épouse ou une troisième, prénommées Achupa ou Ogal — qu’importe — ne vienne ravir un amour unique. Partout, des bougies et l’âcre odeur. En redescendant, j’ai bu l’eau bénite qui sourd du rocher, l’eau de leurs pleurs qui ne tarit jamais, même en saison sèche. Et mon âme a connu la certitude : je ne serai pas polygame.
Ma famille ne le sait pas, ils désapprouveraient, Kit Mikayi est un site luo. Ils ne veulent pas que j’épouse Ojuka.
Moi je suis luyia, je suis circoncis et j’ai été initié près de notre rocher, à une trentaine de kilomètres de Kombewa. Mais je leur tiendrai tête à tous, le rocher qui pleure me donnera la force. Et j’en suis fier.
* Les matatus sont des taxis collectifs, des minibus de marque japonaise
Photographie : Malick Sidibé - Malick Sidibé sur Wikipédia
Nous écrirons nos noms,
de Jean-Louis Keranguéven
nous écrirons vos noms
sous les nuages
même s'ils sont
radioactifs
nous lancerons des
prophéties dans
nos bouteilles à la mer
seraient-elles engluées de naphte
nous jetterons à l'eau
les cailloux de nos
poches et ils refuseront encore
une fois de rejoindre l'abysse
nous réchaufferons tout l'hiver
dans nos doigts crevassés
votre petite part
de lucioles
enfin nous garderons au
fond de nos batées surprises
l'espoir salivaire des mots
fussent-ils saturés de nitrates
alors pérennes seront nos
haleines d'azur poisseux
sur les carreaux des bars
dépourvus de marées
Photographie : Gérald de Murcia, Marseillan, 2011
Billet
Coup de pied dans le dictionnaire,
de Janine Teisson
Aujourd’hui, moi qui très jeune ai collectionné les mots, qui ai joué avec eux, jonglé avec eux, qui les ai bichonnés, apprivoisés, bercés, qui croyais les aimer tous, depuis celui qui se présente dans le plus simple appareil jusqu’à celui qui reluit sous ses dorures, je vais vous avouer quelque chose : il y a, dans l’usage de notre langue, un mot terriblement imprécis qui m’énerve. C’est le mot homme. Au singulier comme au pluriel.
Les premiers textes fantastiques auxquels j’ai eu accès étaient les Évangiles. On y disait : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, Jésus est mort pour racheter les péchés des hommes. Et moi, enfant, je me demandais : "Et les femmes alors ?"
À quatorze ans, j’ai trouvé parmi les pensées profondes de Sartre : On n’est pas un homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir. Madame Rolland et Olympe de Gouges étaient donc bel et bien des hommes ! Plus tard, j’ai milité pour les droits de l’homme. Comment faire autrement ? J’aurais préféré militer pour les droits de la personne pour faire court, terme qui contient les deux genres principaux ainsi que tous les genres annexes, rares et intermédiaires.
Je déteste qu’un mot singulier et qui, dans certain cas désigne très précisément une partie de l’humanité, soit employé pour la représenter toute. Une source de confusion. Dans la Bible, le Dieu de Noé, furieux, décida de noyer tous les hommes. Eh bien, on sait de source sûre qu’il noya aussi les femmes ! (imprécision). Sur le Titanic, quand on annonça : Les femmes et les enfants d’abord, cela signifiait bien que les hommes devaient couler (précision).
Je demande donc, officiellement, que l’on cesse d’employer l’homme ou les hommes pour désigner l’être humain, le genre humain ou l’humanité toute entière. J’ajouterais, pour vous rassurer, que le mot homme qui désigne un homme, me plaît parfois beaucoup.
Illustration : Ève Tourmen, La Ronde, terre cuite
Voir rubrique "Arts plastiques"
Chronique livre
Un Homme de passage de Serge Doubrovsky, 2011, par Anne Bourrel
Serge Doubrovsky a inventé le terme d'autofiction en littérature dans les années soixante-dix. Dans tous ses livres, depuis Le Monstre (2599 pages, jamais publié à ce jour) jusqu’à son dernier, (548 pages seulement), il met sa propre vie en écriture. Dans Un homme de passage, SD est en train de faire le tri dans son appartement new-yorkais qu’il quitte définitivement pour prendre sa retraite à Paris. Il se laisse guider par les morceaux de mémoire qui s'attachent à chacun des objets qu’il a entassés, bibelots, lettres, photos, au cours de cinquante années passées aux États-Unis.
Le roman est construit comme un puzzle existentiel. Doubrovsky n’écrit pas de journaux intimes, car il ne note pas au jour le jour. C'est après coup qu’il réinvente, à partir de souvenirs réels. Dans ses livres, « la matière est strictement autobiographique et la manière, strictement fictionnelle ». L’écriture est lancinante, serrée, rapide et donne une impression d’immédiateté, qu’il s’agisse des moments les plus lointains de son passé comme des années contemporaines. L'auteur travaille la langue littéraire, il la malaxe, la triture et la cisèle. Il joue avec les allitérations, les jeux de mots et les blancs du texte. La respiration est toujours haletante mais énergique, surtout ici dans les premiers chapitres qui concernent le déménagement. Le rythme de la marche saccadée et rapide qui est caractéristique des romans comme Fils (1977) est toujours présente bien que plus lente, plus apaisée.
Dans Un Homme de Passage, l'écrivain et universitaire né en 1928, embrasse tout le vingtième siècle. Il revient aussi sur ses lectures et sur l’écriture de ses livres, particulièrement sur Le Livre brisé qui l’a rendu célèbre en 1989 et qui coïncide avec la mort tragique de son épouse Ilse.
Ce départ d'Amérique, où il a vécu cinquante-deux ans préface le grand départ. Sourd au dernier degré, devenu impuissant, SD s’accroche à la vie, il ne la lâche pas. Il continue de lire, de s’informer, de marcher à travers Paris. Remarié à soixante quinze ans à une femme de trente ans plus jeune que lui, il continue d’être un résistant de l’existence, plein d’énergie vitale.
« La vie derrière soi, c'est là que j'en suis […] J'ai du mal à envisager ma mort qui approche. Pas envie, peu pressé de retourner au néant. Ce n'est pas que j'en aie peur. La mort n'est rien, retour au rien. Malheur, j'aime être. »
L’autofiction telle que la pratique Doubrovsky n’est pas nombriliste. Son œuvre, d'une grande puissance dans son autocentrement même, demande à être comparée à celle des plus grands (ses maîtres, Proust et Sartre, au premier chef, ou ses pairs, Claude Simon aussi bien que Philip Roth).
Roman paru chez Grasset, janvier 2011.
Illustrations : Zoveck estudio / portrait de l'écrivain
Les oubliés
Discours de Suède, d'Albert Camus,
par Raymond Alcovère
En recevant le Nobel de littérature, le 10 décembre 1957, Camus s’interroge sur le rôle de l’écrivain et de l’artiste dans un monde agité de convulsions. L’auteur de L’Étranger y est au meilleur de lui-même, alliant simplicité et profondeur, clarté et intelligence : « Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne me sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. »
Balayée l’image de l’artiste, seul dans sa tour d’ivoire, contemplant le reste de l’humanité. Le voici au contraire au cœur du monde. Et ce positionnement, c’est la raison qui l’impose : « C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. » Ce qui amène bien sûr, au politique : l’écrivain ne se met pas au service de ceux qui font l'histoire, mais au service de ceux qui la subissent. « Le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. »
L’artiste sort d’une solitude choisie pour lutter contre une solitude subie par d’autres. Sa nature l’amène à être « toujours partagé entre la douleur et la beauté », il doit poursuivre, « autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. »
Les derniers mots ramènent au silence, à « cette ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui même, dans le silence. » Superbe leçon de celui qui écrivit, dans L’envers et l’endroit : « Je ne sais pas posséder. »
Gallimard collection blanche, 1958 - Folio
Chronique histoire
Dieu le fit, de Valéry Meynadier
Elles se sont indignées.
Elles, trois femmes à Dieulefit en 1941 : Marguerite Soubeyran, Catherine Krafft et Jeanne Barnier. Cette dernière, secrétaire de mairie, faisait des faux papiers en abondance, des faux tickets de ravitaillement et des faux cachets. Elle avait 21 ans. Tout le village à leur suite, y compris le colonel remplaçant du maire, les gendarmes, les protestants et les catholiques, signèrent la loi du silence. Sitôt que des allemands s’approchaient, les clandestins de tous bords — juifs, communistes, maquisards, républicains espagnols, tsiganes — se cachaient dans les caves, la forêt ou dans les grottes creusées dans le grès fin, et quand les allemands repartaient, on pouvait voir aux balcons de certaines maisons un grand drap rouge flotter, signe que le danger était passé. Il faut imaginer 3500 âmes faisant rempart aux lois raciales de Vichy, rempart non-violent. Les allemands accueillis par le village repartaient sans l’ombre d’un soupçon alors que la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués) désignait Dieulefit comme terre d’accueil. Dieulefit : village de potiers, de céramistes et désormais de résistants au cœur des petites montagnes.
Une seule dénonciation en plein été 1942 : trois enfants emmenés au camp de transit de Vénissieux. Marguerite Soubeyran ne céda pas, fit jouer de son réseau. Tels des miraculés, les trois enfants revinrent sains et saufs à l’école de Beauvallon, quartier général de la résistance, fondée en 1929 par Marguerite. Comme si la terre même à Dieulefit était solidaire, consciente et agissante : pas moins de 100 enfants juifs clandestins, pas moins de 1400 personnes cachées dans ce village — un tiers de la population —, et pourtant rien ne s’est vu.
De nombreux intellectuels et artistes — Emmanuel Mounier fondateur de la revue Esprit, Aragon, Elsa Triolet, René Char ou Pierre Seghers — purent continuer à penser et à créer à Dieulefit. Aussi Yvonne Lefébure, pianiste reconnue de l’époque, continua à jouer du Schumann à l’école musicale.
« Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé », a écrit récemment Stéphane Hessel.
Photographie : Christian Demare, Appartement de Natalie Clifford Barney, rue Jacob, Paris
Vie du livre
Biographies croisées de Sylvie Crossman
et Jean-Pierre Barou
Un texte proposé en partenariat avec Languedoc-Roussillon Livre et Lecture qui accompagne désormais le magazine littéraire d’ADA en proposant des zooms sur les professionnels qui font le livre. Dans ce numéro, un clin d’œil à deux « éditeurs résistants ».
Jean-Pierre, vue sur l'absolu
Je me souviens de ma première rencontre avec Jean-Pierre, sa couronne de cheveux poivre et sel — ses boucles ont blanchi depuis, mais leur couleur paraît presque plus neuve —, son impatience, son espérance : c’est étrange un homme de 40 ans qui semble tout juste commencer à vivre ! Il a plissé les yeux, il m’a cité sa phrase préférée de Sartre : « J’ai mis le siècle sur mes épaules », puis cette autre de Stendhal, dans Lamiel : « Je fais la guerre à la société parce que la société me fait la guerre », et nous sommes partis voir sa terrasse, « immense » m’annonçait-il… Je venais de rentrer de huit années à Los Angeles, de vues infinies sur l’océan Pacifique, et quand j’ai vu le mince balcon, donnant sur un mur borgne, de son studio de la rue Censier dans le Ve arrondissement de Paris, j’ai pensé qu’avec un homme aussi crédule, on pouvait opter pour l’absolu : mon mot favori d’enfant, d’adolescente et de femme, aujourd’hui, toujours.
Sylvie, femme changeante
Sincèrement, sans tricher, j’ignore l’âge exact de Sylvie même si, bien sûr, j’ai une vague idée. Cependant si Sylvie ne vieillit pas vraiment, je trouve qu’elle a beaucoup changé depuis que nous nous sommes connus. Je le réalise à la façon dont elle s’occupe des auteurs d’Indigène : avec tendresse et diplomatie. J’aimerais être un de ses auteurs.
D’ailleurs, je le suis : elle lit mes manuscrits avant publication, ceux qui paraissent — comme les siens d’ailleurs — en dehors de notre maison d’édition. Car nous refusons de nous autoéditer.
C’est peut-être là un de nos liens les plus enviables, nous soutenir l’un l’autre, sans céder à la facilité. Jamais, en faisant nôtre cette sentence incalculable du poète René Char : « Le monde de l’art n’est pas le monde du pardon. »
Le blog d'Indigène éditions
Illustration : Frida Khalo, Diego and Frida, 1944
Arts plastiques
Terres cuites, d'Ève Tourmen
Ève Tourmen est passée par le végétal, la fibre, le nœud (la tapisserie). Puis le graphisme et la couleur sur coton. Elle a fini par croiser des personnages en résine et poudre de marbre. Formes simples toujours, blanches, et toujours l'histoire qu'on devine... Aujourd'hui ils jouent avec l'espace et le vent. Résonner ensemble est leur force — une forme de résistance tranquille.
Les suspendues (57 cm sur une tige de 1,50 m)
La
fenêtre (68 x 50 cm)
La marche des femmes (13 x 90 cm)
Site de l'artiste
Shahrazad, paroles tissées, de Hamid Tibouchi
« L’ancêtre qui a cardé, celle qui a filé, celui qui a cousu et qui nous a tendu le fil et l’aiguille, nous sommes tenus de continuer la chaîne, libre à chacun de trouver une nouvelle manière de faire. Le fil rompu, c’est la fin de l’histoire. »
Extrait de Nervures, Éditions Autres Temps, Marseille, 2004
« Avant même d’apprendre à lire et écrire, la poésie m’est apparue à travers le dessin même de l’écriture. J’ai en effet beaucoup rêvé dans mon enfance sur tous ces dessins mystérieux que constitue l’écriture, d’autant plus que leur sens ne m’était pas encore accessible. C’est peut-être pour cela que je cherche à rendre le signe présent, simplement présent. Je veux qu’il se déploie, libéré de la contrainte de la lisibilité. Je suis à la fois le spectateur et l’acteur de ce déploiement qu’engendre mon geste. »
Réponse faite aux élèves du Collège Marcellin Berthelot de Nogent-sur-Oise
Shahrazad, paroles tissées, 2005,
acrylique et encre de Chine sur toile libre, 190 x 100 cm
(Œuvre peinte à la demande de l’association « Femmes Solidaires », pour l’exposition itinérante « Résister, c’est créer »)
Lucarne - memoireduvent.canalblog.com - Un poète-peintre invité
Mon atelier est un îlot de résistance, peintures de Jacki Maréchal
Après avoir côtoyé la peinture en tant qu'animateur culturel pendant 23 ans, c'est finalement en tant qu'artiste que Jacki Maréchal fait carrière depuis 5 ans. S'inscrivant dans le mouvement postmodernisme, il travaille sur les mirages de l’imagerie urbaine, tant graffitée que publicitaire. Ses influences : l'Art brut, le mouvement Cobra conjugué au Pop Art et Fluxus, puis le néo-expressionnisme allemand.
Résistances, résister... pour moi résister, comme ça sans réfléchir, je dirais que c'est abandonner la lutte, c'est à dire éviter de mettre des enjeux là où ils n'ont pas lieu d'être, savoir être à la juste distance des peurs qui se manifestent sous forme de rejet ou de désir. Cette attitude (qui commence par soi-même) est une arme de combat, une arme de l'inertie mais une arme de guerrier. Augmenter l'espace de sa résistance : s'engager, prévoir autant d'espace que d'horizon — non pas pour avancer, mais pour faire reculer (même si ce n'est que de quelques centimètres).
Mon atelier est un îlot de résistance ou j'abandonne la lutte pour être un meilleur guerrier.
De haut en bas et de gauche à droite :
Moins de biens, plus de liens, acrylique sur toile 100 x 81 cm
Minotaure, acrylique sur toile, 81 x 65 cm
Le mot personne est équivoque, acrylique sur toile, 65 x 54 cm
Nous sommes tous des voleurs, acrylique sur toile, 65 x 81 cm
Passage d’humains à la télé, acrylique sur toile, 65 x 81 cm
site de l'artiste
Images de résistance, de Hicham Gardaf
Vient de paraître
avril
Bernard LONJON
Nuit et chansons, les chanteurs français face aux années noires, essai, Éd. du moment
Chansons d'hier et d'aujourd'hui, ce livre retrace leur histoire et celle de leurs interprètes (Chevalier, Arletty, Piaf, Brassens, Brel, Ferrat, Barbara, Gréco, Gainsbourg, Renaud, Goldman...) à travers les années noires de notre Histoire, dans les cabarets, à la radio, dans les stalags, les camps, entre propagande nazie et voix des résistants.
Anne BOURREL
Écrivain, quand même, c'est la grande classe, dialogue in "L'Auteur en première ligne", ouvrage collectif EAT (Écrivains Associés de Théâtre), Éd. L'Avant-scène
Un livre qui échappe aux catégories. Vous y trouverez du réel, de l’imaginaire, des dialogues, des colères, des interrogations, de l’ironie, de la tendresse, des certitudes.
André GARDIES
Le train sous la neige, roman, Éd. de la Mouette
Un autorail est bloqué par la neige en montagne.
Un homme étrange en descend et s’éloigne dans le brouillard. Un roman placé sous le signe de l’inquiétante étrangeté et qui pourrait bien ébranler vos certitudes.
Geneviève GAVIGNAUD-FONTAINE
Les Catholiques et l'économie-sociale en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Les Indes Savantes/La Boutique de l'histoire
Un ouvrage qui vise à relever dans la société française les pratiques privées et publiques qui, depuis deux siècles, tentent de maintenir le lien entre morale et économie, conformément à la doctrine sociale catholique. Cette réflexion met en évidence que les rapports économiques ne peuvent durablement se construire sur d'égoïstes intérêts.
Maïlau de NORAY-DARDENNE
L'Odyssée d'Houmarou, l'Homère africain, conte, Éd. Grandvaux
Le griot Houmarou rapporte les aventures extraordinaires d'Idriss, vaillant combattant de la guerre de Timbouktou, qui s'en retourne dans son royaume de Siby en pirogue par le grand fleuve Niger. Une histoire qui fait se rejoindre en une même universalité le cyclope et un étonnant personnage à calebasse, les tribus de pasteurs de la Méditerranée et celles du Sahel.
Christine PALLUY
Jason et les Argonautes, album collection Les grands classiques, Éd. Milan Jeunesse
Pour reconquérir son trône, Jason doit trouver la Toison d'or. À la tête d'un groupe de héros et de princes, il prend la mer pour un dangereux voyage qui les mènera au royaume de Colchide. Une adaptation d'un classique de la mythologie grecque (album de soixante pages aux illustrations somptueuses de Giorgio Baroni - à partir de huit ans).
Françoise RENAUD
Lol et la fascination, roman, collection Regard d'ado, CLC éditions
Lol est lycéenne. En quête d'objectifs, en proie au mal de vivre, elle rencontre Vic, un jeune homme qui joue les rabatteurs pour une secte. Une histoire sensible où séduction et manipulation vont de pair.
www.francoiserenaud.com - Lol et la fascination
Philippe VILLEMUS
Le patron, le footballeur et le smicard, essai, editions-dialogues.fr
Ce livre tente de répondre à la question suivante : quelle est la juste valeur du travail ? Autrement dit, qu'est-ce qu'une juste rémunération ? Cette déroutante exploration de la pyramide des rémunérations françaises révèle l'absurdité d'un système où la rareté l'emporte sur l'utilité, la valeur économique et financière sur la valeur sociale et morale, l'intérêt particulier sur l'intérêt général.
mai
Massamba DIADHIOU
L'amour au ban, théâtre, Éd. Acoria
Pièce en cinq actes. À vrai dire, cinq tableaux aux allures surréalistes, et qui ne sont pourtant que les images fidèles de ces authentiques scènes quotidiennement menées par des fonctionnaires zélés. Une illustration réjouissante de la mise au ban institutionnalisée des couples mixtes.
Andrée LAFON
Le témoin, roman, La Bartavelle Éditeur
C'est l'histoire d'un homme qui a perdu la voix : un couple ami l'accueille dans sa maison des Cévennes pour le mois d'août, avec l'intention d'adoucir son épreuve, et c'est lui qui par son écoute attentive à leurs confidences va aider le mari et la femme à se voir avec d'autres yeux. Un visiteur inconnu vient troubler ce séjour et lui donner une tournure imprévue.
Sylvie LEONARD et Didier MILLOTTE
Le Petit Guide de Montpellier, Éd. du Cabardès
Découvrez Montpellier comme vous ne l'avez jamais vu, en famille ou entre amis. Accompagné par les dessins de Didier Millotte, promenez-vous le nez en l’air et partez à la découverte d'une ville riche en trésors et en anecdotes dont Sylvie Léonard vous raconte les saveurs colorées. Les auteurs, tous deux montpelliérains, sont de grands amoureux de leur ville.
(Textes : Sylvie Léonard - Illustrations : Didier Millotte - Couleurs : Nathalie Louveau - Maquette : Mathieu Subra)
Simone SALGAS
Lilou suivi de Lilou prend ses distances, réédition Éditions 19
Elle court, Lilou. Elle court après la vie. Une vie qui s’écoulerait paisiblement s’il n’y avait les bruits de la guerre et l’absence du père. Est-il mort, comme on le lui a affirmé ? Lilou prendra bientôt ses distances. Comme en cours de gym, mais en refusant de s’aligner. Elle les prendra avec la campagne pour aller étudier à la ville. Elle sera historienne. C’est sûr. Ou presque…
Michel THERON
Des mots pour le dire, l'actualité au fil des jours, recueil de chroniques, Éd. Golias
Il s'agit d'une une centaine de chroniques écrites au gré de l'actualité ou de l'inspiration du jour entre décembre 2008 et janvier 2011, confiées au journal Golias Hebdo. Réflexions libres, de nature plutôt philosophique, encore que littérature et poésie n'en soient pas absentes. Ce livre, qu'on peut feuilleter et picorer à son gré, voudrait toutefois être plus qu'un miroir du temps qui passe, et ouvrir à une méditation dépassant toujours la circonstance qui l'a fait naître.
Francis ZAMPONI
Le Boucher de Guelma, polar historique, Folio policier Gallimard (réédition en format poche)
Arrêté en Algérie, un ancien préfet français est accusé de crimes contre l’humanité en raison de son implication dans les massacres de Guelma en 1945. Devant sa juge, il se montre bavard et les souvenirs qu’il évoque gênent autant les gouvernements français qu’algériens.
www.franciszamponi.fr - Le Boucher de Guelma
Juin
Jo WITEK
Petite peste, roman (dès 9 ans), Éd. Oskar
Jessie Levis Strauss est insupportable. Elle fait tourner sa mère en bourrique ainsi que les touristes de Valras -plage où elle réside. Comme chaque été, elle réunit dans son club des Cabossés des gamins esseulés et un peu différents. Un roman qui interroge sur la normalité et l'enferment dans le groupe.