Magazine
Conception graphique et webmaster : Pascal Steichen - Rivages Graphiques
Sommaire
n° 16 - février 2010
INÉDITS1 - Vassilinia d'Adeline Yzac
2 - Glaçant, agaçant de Jean-Louis Bec
3 - La femme de Roger de Guillaume Jan
4 - Cigarette de Gérald Gruhn
5 - La brasserie Gutenberg de François Bégaudeau
CHRONIQUES LIVRES
Des hommes de Laurent Mauvignier - par Antoine Blanchemain
LES OUBLIÉS
1 - Malicroix d'Henri Bosco - par Françoise Renaud
2 - La garde blanche de Mikhaïl Boulgakov - par Jean-Claude Fonteyraud
ÉVÉNEMENT
L'étranger - par Arlette Welty Domon
ENTRETIEN
Avec Isabelle Marsala - par Anne Bourrel
ARTS PLASTIQUES
1 - Peinture : Pablo Amaringo
2 - Photographie : Frère Jean
3 - Peinture : Cécilia Mak
Prochain numéro : avril 2010
Ours
Comité de rédaction : Raymond Alcovère, Anne Bourrel et Françoise RenaudComité de lecture :
Antoine Blanchemain, Dominique Gauthiez-Rieucau et Valéry Gabriel Meynadier
Rédactrice en chef :
Françoise Renaud
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Index par rubriques
Index par auteurs et artistes
Éditorial
Ombre et lumière, encre et papier, les lettres s’organisent… à l’endroit à l’envers. Nouvel alphabet pour d’autres histoires, réelles ou inventées, espaces à grignoter sur le pouce, glissés dans la poche ou posés au chevet.
Langue nouvelle. Écrire autre chose, de vraiment n.e.u.f.
Creux et reliefs. Pleins et déliés. Les lettres se mêlent, crient, creusent des sillons. Folle débandade où chacun trouve son lot : bonne chance, bonne année, tout ce que vous voudrez, vous l’aurez.
Appétit de mots. Impression, pression de plomb sur le papier. Les lettres sont les compagnes – irremplaçables – de nos insomnies et de nos matins de liberté.
Photographie : Marc Dantan
Inédits
Vassilinia, d'Adeline Yzac
On vit arriver sa silhouette derrière le carreau de la fenêtre épaisse de buée. On l’entendit qui poussait péniblement la porte du café en homme qui a marché longtemps seul au milieu de la nuit d’hiver. On le vit qui passait le seuil, qui entrait, hésitait, cherchait à jeter un coup d’œil à la ronde, ébloui par la lumière des lampes pourtant falotes. Il s’avança au milieu de la salle. Il posa sa besace devant lui, sur le comptoir bas, comme on pose un ventre gros, ou bien une fatigue ou peut-être un tourment. Le froid aigu était entré sur ses talons, en chien fidèle, et une odeur de souches sous la neige, de feux de camps improvisés au cours de haltes impromptues. On aurait dit que le cœur de la terre était entré avec lui, et avec le cœur de la terre, les volcans, les folies et un impossible à vivre. Derrière le comptoir de bois vernissé, Vassili Ivanovitch fixait l’étranger, ses vêtements qui disaient l’ailleurs, les contrées de l’estuaire, les ports qui ouvrent vers le monde. Près du poêle à bois qui ronflait comme un ivrogne, Vassilia Ivanovitch ne bougeait pas plus qu’une bûche. Pas plus qu’une bûche non plus ne bougeait la petite Vassilinia, l’enfant trouvée dans la forêt et recueillie par les bûcherons trois hivers auparavant, nourrisson dans des peaux de loups blancs et qui demeurait muette, comme si la langue de la montagne lui était une offrande empoisonnée. L’homme bougea sur ses deux jambes et dans sa barbe givrée qui commençait à goutter comme un bouleau au printemps, prononça un mot étranger.
— Dobrii dien.
L’on ne comprit pas ce qu’il voulait dire mais l’on sut que l’homme saluait.
— Dobrii dien
Alors, Vassilinia soudain se redressa, ses yeux scintillèrent d’une lumière qui disait la haute mer et des archipels rallumés, sa bouche s’entrouvrit, ses lèvres remuèrent doucement, presque fébrilement, elle regarda longuement le voyageur puis se leva sur ses deux jambes courtes et marcha vers lui.
Illustration : Marc Chagall, le Violoniste, 1911-1914, huile sur toile 94,5 x 69,5 cm, 1947
Glaçant, agaçant, de Jean-Louis Bec
de son miroir
le teint froid
lutine l’ironie
l’impoli
dans la glace
craquèle
les mensonges
d’un je de pierre fendre
cet envers
verse
à visage ouvert
la vérité
où les traits se refondent
photographie de Jean-Louis Bec, site web
La femme de Roger, de Guillaume Jan
Il était dur avec elle, méchant pour rien. Saleté de négresse, il lui disait. Il l’avait rencontrée deux mois plus tôt, quand les travaux de la digue avaient commencé, il l’avait embrassée le premier soir. La journée, il travaillait au terrassement de la berge, avec son bulldozer emmené en pièces détachées sur plusieurs pirogues. Et le soir, il allait boire chez Carmen, avec les gars du chantier. C’était là qu’ils s’étaient rencontrés, Roger, le Corse à moustache devenu conducteur d’engins dans la forêt amazonienne, et Sissi, la Noire aux yeux sauvages, dont les ancêtres venaient d’Afrique. Le village était cerné par la jungle. La nuit, on voyait les milliers d’étoiles, on entendait les singes hurler dans les ténèbres, et les insectes, et les grenouilles. Et Roger buvait ses bières chez Carmen. Il tenait Sissi par le bras, il lui criait dessus, et quand il avait assez bu ils rentraient chez lui, dans sa cabane en planches — on l’entendait encore gueuler sur le chemin de terre rouge. Alors, il lui faisait l’amour sur ses draps sales, sans la regarder, il la traitait de putain, il la frappait. Mais ensuite il pleurait dans ses bras, comme un enfant.
Sur l’embouchure du fleuve à deux jours de pirogue, dans la grande ville, la femme de Roger attendait son mandat pour le loyer.
Auteur du roman Le Baobab de Stanley, éditions Bourin, 2009.
Illustration : Diego Rivera, Desnudo con alcatraces, 1944
Cigarette, de Gérald Gruhn
J’allume une cigarette, elle pose le cendrier sur son ventre plat. La lumière des persiennes dessine des zébrures sur sa peau ambrée.
- Tu fumes toujours après l’amour ?
- Oui. Tôt ou tard, je finis toujours par en griller une.
Il y a ensuite un long silence où on regarde les ronds fragiles que je tente de dessiner. Ils traversent les raies obliques du soleil rasant, c’est presque beau.
- C’était bien, qu’elle me dit.
- Merci, je réponds.
Et encore un silence.
La braise du tabac crépite. Puis elle me pose la question que je redoute le plus :
- Qu’est-ce qu’on fait ?
- Comment ça ?
Je joue à faire semblant de ne pas comprendre. D’habitude, ça ne marche jamais.
- Ben, nous, qu’elle insiste. On va sortir de ce lit, on va partir chacun de son côté... mais la question que je posais, c’est : on se revoit ?
- Je peux te parler franchement ?
- Tu ne peux pas me parler pas franchement !
Double négation, la conversion se complique.
- Bon. D’habitude...
- Parce que c’est une habitude ?
- Ne t’emballe pas.
- Ça part mal !
- Écoute, ne m’interrompe pas sinon...
- ... tu ne répondras pas ?
- Laisse-moi parler, s’il te plaît.
Et pour profiter du moment qui m’est offert pour m’expliquer, je renoue avec le silence. Le silence, toute l’histoire de ma vie. La cendre de ma cigarette fait une Tour de Pise au bout du mégot. Je l’approche à l’aplomb du cendrier et paf ! la cendre tombe à côté, sur la peau douce de ma métisse. Pas loin du nombril. Je tente de la récupérer mais le tabac brûlé se désagrège en poussière grise. Je ne sais que faire, encombré par le filtre coincé entre index et majeur et manchot d’un autre bras invalide passé autour de son cou. Elle me tend alors le cendrier. J’écrase le mégot tant bien que mal, puis d’un doigt-salive, j’efface les traces de cendre, je m’essuie sur le coin de la taie d’oreiller.
- On causait de quoi ? je feinte.
- De rien, elle me répond.
Site web de l'auteur.
Illustration : Edward Hopper, Automate, huile sur toile, 61,4 x 91,4 cm, 1927
La brasserie Gutenberg, de François Bégaudeau
Au métro Bastille il y a une brasserie qui s’appelle Bienvenue, mais ce n’est pas tout.
Dans la brasserie Bienvenue du métro Bastille on peut manger le midi, mais ce n’est pas tout.
Parmi les serveurs on compte, le jeudi, un manchot.
Les clients qui ne veulent pas avoir affaire à un serveur manchot évitent de déjeuner le jeudi midi à la brasserie Bienvenue du métro Bastille. Ils vont manger à la brasserie Gutenberg du métro Pigalle.
Il y en a au contraire qui prisent le jeudi. Pour le serveur manchot, ou pour autre chose qui se passe dans leur vie tous les jeudis. Quelque chose de plaisant on imagine.
Moi je n’évite ni ne prise le serveur manchot. Forcément son service est plus long. Il a du mal avec les plats car il y a la corbeille de pains en plus. Par compassion je commande souvent un sandwich mixte. Quand il a été trop désagréable je prends un tartare-frites avec ketchup, sel, poivre, une carafe d’eau et aussi un stylo pour noter je ne sais pas encore quoi. Les infirmes sont souvent gentils et presque aussi souvent le contraire de gentils, c’est-à-dire : atrabilaires et grossiers.
Un jour le patron en a assez de son subalterne atrabilaire et grossier. Il le licencie et le remplace par un vrai manchot, tant qu’à faire.
Un manchot de l’Antarctique Nord.
Personne ne sait où le manchot de l’Antarctique nord a appris à servir. On sait juste qu’il a encore toute sa famille. Il m’en parle par petits bouts car il y a toujours une commande à prendre, un coup de balai à passer, des bris de verre à ramasser dans une pelle en plastique jaune, la même qu’utilisait son prédécesseur manchot.
Je ne sais jamais trop quoi penser de la place de la Bastille. Ceux qui ont des avis tranchés sur les lieux sont pour moi un mystère.
Illustration : Le continent antarctique vu par satellite
Chroniques livres
Des hommes de Laurent Mauvignier,
par Antoine Blanchemain
C’est un type cassé qu’on présente d’emblée. Qui, bien sûr, ne l’a pas toujours été, mais aujourd’hui, que voulez-vous, c’est un fait. Tout juste sait-on que jadis (c’était quand ?) il s’appelait Bernard.
Tout ça, c’est l’Après-midi, la première partie du roman qui en comporte quatre. Une après-midi qui n’en finit pas. À laquelle on ne comprend à peu près rien, on ne fait qu’assister aux gestes fous, incompréhensibles, de l’homme brisé.
Soir. Intervient le Témoin, pour nous éclairer. Éclairer un peu. Petit à petit. Soulever un voile et on sent que derrière ce voile, ça ne doit pas être beau. Aussi, retarde-t-on le moment de dire ce qu’il faudrait savoir, pour bien comprendre pourquoi-comment Feu-de-Bois (c’est ainsi que tout le monde, maintenant, appelle Bernard) est allé casser la gueule d’un Arabe qui ne lui avait rien fait. Un Arabe du bled – je veux dire, du village ici, quelque part en France.
Cet homme cassé qui a eu une enfance, une sœur, et une mère, qui l’a un peu, et même beaucoup volé.
C’est alors qu’on plonge dans la Nuit. Celle de la guerre. Dans un autre pays, un autre monde, avec d’autres copains, mais avec le Témoin, de toujours son ami. La guerre, vraiment ? Mais non, tout le monde sait qu’en Algérie, il n’y a pas de guerre, il ne s’agit que de pacifier le pays, c’est-à-dire se mouvoir dans une foule d’où peut surgir à tout instant celui qui va assassiner, torturer, mutiler, dépecer. Celui qu’on a croisé ce matin, peut-être.
Le Témoin a vu tout cela, mais il ne peut en parler à personne. Sauf à nous, que Mauvignier attrape par le cou, pour nous secouer jusqu’à ce que les larmes de l’effroi, parfois celles du remords, celles de l’oubli sûrement, sortent enfin de nous, sans, hélas, nous libérer de rien.
Il aurait pu s’en sortir, Feu-de-Bois. Comme tant d’autres s’en sont sortis, en faisant semblant, mais lui, la vie s’est acharnée. Il avait pourtant cru un moment s’en sortir, avec celle qu’il avait rencontrée là-bas, mais que la guerre a cassée elle aussi. Comme elle casse le Témoin, quarante ans plus tard, qui voudrait enfin « ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni celle de la mort » et seulement « savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard ».
Des hommes est un grand livre, la preuve que la fiction permet à quelqu’un qui n’a pas été témoin, mais qui SAIT, d’en dire plus que ceux qui ont VU mais sans rien SAVOIR.
Illustration : image d’archive de Bernard Mauric
Les oubliés
Malicroix d’Henri Bosco, 1948,
par Françoise Renaud
Le lieu est farouche, magnétique : une île vaste sur un fleuve brutal — on reconnaîtra la Camargue. Le jeune Martial de Mégremut en hérite, legs d’apparence dérisoire : « des terres dans les marécages, quelque bétail, une masure ». Aussi un homme pour le servir, l’étrange Balandran. Mais le testament de Cornélius de Malicroix — son grand-oncle — précise qu’il lui faudra y demeurer trois mois pour en devenir le maître. C’est dans cet isolement qu’« il saura et ce qu’il est d’abord, puis qui il est » et deviendra un authentique Malicroix.
Il s’agit bien de conquérir des biens cachés — spirituels — au terme de terribles épreuves. L’eau se déchaîne tant débordant du fleuve que s’abattant du ciel. Le vent hurle. Outre la lutte contre le déluge, le froid, la maladie et les hommes qui manigancent pour le déposséder, le plus difficile pour Martial reste la solitude. Une solitude où intriguent les voix et les fantômes.
Parfois il entend le cri du taureau, « bête du vent ».
Parfois l’odeur de la sauvagine lui tourne la tête. Il y aussi la femme : « ce corps, présent dans sa luisante dureté; et sa chevelure, tordue sur le front tenace... ». Et toujours le vent ivre, la « majesté du fleuve », la nature violente et sombre.
Sept chapitres qui donnent à entendre l’étrange vibration du monde et instillent en nous ces songes qui « nous révèlent les pays plus profonds de notre âme secrète ».
Photographies : Didier Leclerc, Autour du fleuve, 2009 - Atelier N89 - site web - blog
La garde blanche de Mikhaïl Boulgakov, 1926,
par Jean-Claude Fonteyreaud
Mikhaïl Boulgakov était ukrainien avant d’être russe. Kiev était à ses yeux « la mère de toutes les villes russes … jardins, dormant silencieux et déserts, sous leur manteau de neige immaculée ».
Fin 1918. La ville est en proie à la guerre civile. Trois partis s’affrontent : le gouverneur soutenu par les allemands, les nationalistes ukrainiens conduits par Simon Petlioura et les bolcheviks. La confusion est totale. Les habitants vivent au son des canons et des fusillades sans savoir qui tire sur qui. Le sentiment général est que Petlioura sera le prochain maître – les nationalistes prendront en effet la place au prix de nouvelles exactions.
« Il était donc venu, le temps de l'horreur. »
Les événements sont racontés par séquences, tantôt du point de vue des militaires, tantôt de celui des habitants dont la famille Tourbine, tournée du côté des ‘blancs’. On croit à un montage de cinéma, plans enchaînés sans transition, ci et là ponctués d’un « ouah... ouh » de chien effrayé ou d’un « dring ... ti-ou, ti-ou » de téléphone fatigué. Terrifiant quotidien que celui de ces survivants, terrés dans la crainte des maraudeurs et des pilleurs.
On connaît l'inspiration de Boulgakov, oscillant entre une réalité des plus crues et un fantastique quasi mystique. La garde blanche est un exemple de cette double source.
Durant la veillée funèbre des obsèques de la mère Tourbine, « un vieillard morose et énigmatique... Dieu » apparaît. À la question des enfants « Pourquoi ce malheur qui nous frappe ? », « une crevasse s'ouvrit dans le ciel noir, et Dieu s'y envola sans répondre ». Le dernier chapitre relate, en direct, l'assassinat sauvage d'un juif par les sbires de Petlioura. Frappé à coups de baguette de fusil, la « sale gueule de youpin » meurt dans la neige.
« Au dessus de tout cela s'étendait le ciel noir ».
Le roman, d’abord paru dans une revue littéraire russe en 1926, a été adapté pour le théâtre sous Staline, renommé Les jours de Tourbine avant de paraître dans sa version intégrale en 1970.
Éditions Garde Blanche 1926, chez Helena Boulgakova et chez Robert Laffont (poche) 1970, traduction du russe par Claude Ligny
Illustration : affiche de la révolution russe (détails), Atelier SMK
Événement
L'étranger, par Arlette Welty Domon
Le 31e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier a présenté L’étranger de Luchino Visconti, dans une copie restaurée par les studios italiens.
Tourné en 1967 dans un décor naturel (Alger, Tipaza, la Mitidja), le film n’a pas vieilli bien que parlant d’une époque passée (1935) reconstituée avec justesse et minutie. Le cinéaste avait imaginé se servir de l’intrigue avec, pour toile de fond, la guerre d’Algérie de brûlante mémoire, mais c’était sans compter sur l’opposition formelle de Francine Camus qui déniait à quiconque le droit d’interpréter à sa façon la pensée de son mari.
Si nous y avons perdu en matière de cinéma, la littérature y a gagné une adaptation fidèle du roman. Point de fantaisie dans cette transcription, mais une belle reconstitution page par page des événements, dans les attitudes ambiguës du héros, son indécision, son « absence » ; dans l’engrenage des coups du sort, dans le conformisme et les préjugés des autorités judiciaires, dans la justesse d’expression des personnages secondaires.
Alain Delon était initialement prévu dans le rôle principal. Finalement c’est Marcello Mastroianni, encore jeune acteur, qui prête au personnage sa force tranquille et son détachement. Bruno Cremer nous donne envie de croire à cet aumônier des prisons qu’Albert Camus dépeint avec sobriété. Et nous évoluons aux côtés du peuple pied-noir, pittoresque mais sans excès, souffrant tout comme lui de la chaleur d’un été algérien ordinaire.
Tragédie grecque moderne, pétrie de la culture méditerranéenne de son auteur, indémodable, emblématique. Peut-être une seconde chance pour ce film injustement inexploité.
Entretien
Peintre, je suis peintre,
entretien avec Isabelle Marsala, par Anne Bourrel
Pourquoi les yeux de vos personnages sont-ils si grand ouverts ? On dirait des trous qui laissent voir le monde…
Mes personnages ne rient pas, ne pleurent pas, ne grimacent pas non plus. Ils ont un visage « de l’intérieur », ce visage que les gens ont quand ils sont seuls chez soi et que personne ne les regarde. Les yeux de mes personnages sont ceux de ma grand-mère ou bien ceux de la chanteuse de raï, Cheika Rimitti, qui portait en elle toute l’humanité.
Ces visages, appartiennent-ils à une même famille ?
Ils ont presque toujours de grands yeux très bleus, une bouche rouge très marquée, des cheveux noirs et des traits méditerranéens… mais non, ils ne sont pas mes parents ! Enfin, peut-être que je ne sais pas tout...
Alors, qui sont-ils, ceux que vous peignez ?
Peindre des personnes en particulier n’est pas mon propos. Ce qui m’intéresse, c’est la sensation intérieure et comment la représenter.
Lorsque vous composez un tableau, est-ce que vous vous racontez une histoire ?
Les photo-peintures que je faisais dans les années 90 ont été narratives. Le travail que je conduis depuis 2000, ne l’est plus. Au moment du dessin, j’ai une idée précise de la sensation que je cherche à « dire ». Ensuite j’essaie de mettre tous les éléments en place pour l’exprimer le plus directement possible. À travers la représentation du visage, je suis dans la narration de l’individu à l’état le plus simple.
Quel rapport votre peinture entretient-elle avec l’idée du beau ?
J’étais très jeune quand j’ai découvert Balthus. Il m’a permis de comprendre que l’on peut peindre « ce monde, qui vibre sur un fil d’angoisse et de stress continuels, avec du rose bonbon et du bleu pastel ». J’ai trouvé ça cent fois plus fort que de peintre avec des verts, des violets et du rouge sang qui dégouline. J’ai choisi de me rapprocher des choses gracieuses pour parler des choses difficiles. C’est là mon côté fille d’émigré : plus c’est difficile, plus on se tient droit.
L’art doit-il être beau ?
L’art doit contrebalancer la laideur du monde, c’est certain. J’essaie d’aller en ce sens.
Illustrations : Isabelle Marsala, Flamands roses pour Patricia Dottini, site de l'artiste
Portraits de Paul-Eli Rawnsley
Arts plastiques
L'iris de l'anaconda, peintures amazoniennes de Pablo Amaringo
Pablo Amaringo a quitté notre monde le 16 novembre 2009. Il avait sans doute 71 ans.
Né dans la province amazonienne de l’Ucayali, au nord-est du Pérou, il fréquente peu l’école. Très tôt, il dessine des portraits, conte et joue de l’accordéon. Repéré pour son intelligence, il se voit confier à l’âge de 15 ans des responsabilités à la capitainerie du port fluvial de Pucalpa. Son initiation à l’ayahuasca, une liane hallucinogène que les Shipibos utilisent à des fins rituelles et curatives, le conduit à devenir curandero — guérisseur. Sa vie va s’orienter vers la peinture grâce à une rencontre en 1978 avec l’anthropologue Luis Eduardo Luna (qui lui consacre en 1990 un ouvrage de référence).
Près de 3000 œuvres en 30 ans qui lui valent une réputation internationale.
Sa création puise dans les cosmovisions — complexes et imagées — des chamanes Shipibos, Conibos et Shetebos et se nourrit des contacts que l’ayahuasca permet de partager avec le monde invisible des esprits de la Forêt.
De haut en bas et de gauche à droite :
El arco iris del anaconda,
El oráculo de los espíritus,
Vision incaíca,
La pagoda incantada,
Connexión con los curanderos del espacío y del tiempo,
Photographie - Hiver de Frère Jean
« Avons-nous assez de musique en nous pour faire danser la vie ? »
Portraits, Cécilia Mak (Makhloufi)
Des grands formats : des hommes, souvent des femmes, qu’elle croque au hasard des rencontres. Des matières diverses — acrylique, pastels gras, encres, collages, crayons, photographies. Des couleurs, des façons bien à elle de saisir le regard, le mouvement, l’émotion.
Le modèle vivant passionne Cécilia Mak. Elle s’applique à capter l’instant, le transfigure, détourne le détail. Une mèche, une moue, une ombre. Sans règles ni rituels, elle procède à l’instinct. La toile devient un lieu où s’emboîtent les histoires des choses et des gens.
Une peinture qui captive, déclenche des questions. Ne laisse jamais indifférent.
En haut : M Is, confidences,
100 x 170 cm, 2009 (kraft sur dibon).
Ci-dessus :
M Si sur un air de B,
100 x 162 cm, 2009, (sur papier)
À droite :
À l'usine, 50 x 50 cm,
2009 (kraft sur bois)