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Conception graphique et webmaster : Pascal Steichen - Rivages Graphiques
Sommaire
n°20 - novembre 2010
INÉDITS1 - Histoire de mémoire de Francis Zamponi
2 - Variation : Mémoire des reins de Françoise Renaud
3 - Variation : L'Autrichien d'Anne Bourrel
4 - Variation : Le camp de Raymond Alcovère
5 - Cramoisie de Jeanne Bastide
6 - In Memoriam de Nicole Bertola
7 - Au revoir de Thomas Vinau
8 - Les ombres en leur royaume de Marie Bronsard
9 - Père d'adoption de Karin Espinosa
BILLETS
1 - Souvenir de Salvador Dali par Denise Miège-Simansky
2 - Mémoires et mémorialistes par Antoine Blanchemain
CHRONIQUE LIVRE
À la recherche du temps perdu par Valéry Meynadier
ENTRETIENS
1 - Avec Audrey Gabelle, neurologue - par Raymond Alcovère
2 - Avec Janine Sarfati, géologue - par Françoise Renaud
ARTS PLASTIQUES
1 - Lavis : Annie Got
2 - Photographie : Hicham Gardaf
3 - Peinture : Robert Lobet
Prochain numéro : janvier 2011
Ours
Comité de rédaction : Raymond Alcovère, Anne Bourrel et Françoise RenaudComité de lecture : Dominique Gauthiez-Rieucau, Valéry Gabriel Meynadier
Rédactrice en chef :
Françoise Renaud
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Index par rubriques
Index par auteurs et artistes
Éditorial
On raconte, on se raconte — mémoire parcellaire, inexacte, tronquée, relative —, on évoque les disparus, les soirées, les voyages qui ont compté, événements un jour advenus au présent, passés aussi vite qu'un train en gare, et… à peine éloignés sur l'horizon, déjà tissés les uns aux autres, bientôt empilés, sédimentés, déformés, conservés dans la matière à tiroirs de nos cerveaux d'autant plus solidement qu'ils se sont trouvés accompagnés par une odeur, un paysage, une impression de peau.
L'écriture va puiser aux plis de nos histoires intimes ou collectives, aux rotules de la vie de la mort, aux articulations des mondes en train de se créer et de se dissoudre sans qu'on s'en aperçoive.
« (...) on a tout oublié du temps d'avant, et pas seulement les grandes choses (celles de l'Histoire) mais aussi les plus petites (celles de la vie). Et pour réaliser que cela a bel et bien été, il faudrait un tel effort de mémoire que se souvenir du passé reviendrait à l'imaginer, inventant un univers dans lequel, bien qu'on y ait autrefois effectivement vécu, tout aurait la consistance exacte d'une féerie improbable. » (Le siècle des nuages, Philippe Forest, Gallimard 2010).
Photographie de Gildas Pasquet
Inédits
Histoire de mémoire, de Francis Zamponi
Ma mémoire est malmenée. Je ne parle pas de celle du disque dur de mon ordinateur. Non. J’évoque ici ma fragile mémoire personnelle. Celle que j’ai accumulée durant mes années d’enfance en Algérie. À l’approche du cinquantenaire de l’indépendance de la terre où je naquis, la voilà soumise à des réécritures publiques qui prétendent la modeler au nom de visions de ce que le passé aurait dû être. Et ne fut sans doute pas.
Ce ne sont pas les initiatives individuelles qui mettent à mal ma mémoire. Je considère comme parfaitement acceptables les mémoires personnelles, quand bien même ce qu’elles recouvrent ne recouperaient pas la mienne. Ce qui me heurte est la création d’une mémoire officielle de cette période qui me fut aussi propre. Une mémoire forgée par l’Etat et dont l’épicentre est installé à Paris au cœur de l’hôtel des Invalides (c’est tout dire). Il n’est en effet là plus question d’ « Histoire » mais bien de mémoire. D’une mémoire qui orientera les autres afin qu’elle devienne collective.
Pour m’éviter de sombrer dans la paranoïa, l’État a décidé, dans le même mouvement, de créer une « maison de l’histoire de France » destinée à « promouvoir l’identité nationale ». Je ne serai ainsi plus le seul à voir ma mémoire personnelle confisquée au profit d’une histoire officielle dûment estampillée.
Grâces soient rendues à un État qui réconcilie les concepts de mémoire et d’histoire. Le temps de signer un décret.
Illustration : Georgio de Chirico, Torino Printanière, 1914
Variation 'chair pain pierres'
Trois photographes — Marc Dantan, Didier Leclerc et Gildas Pasquet, fidèles collaborateurs du Mag —, trois écrivains à l'origine de cette variation. Les images ont précédé les textes.
Mémoire des reins, de Françoise Renaud
Elle a aimé cette impression d'anéantissement, orgasme fulgurant obtenu en grimpant à la corde quand elle était enfant. Elle a aimé ces élancements dans le flanc lors des premiers baisers échangés au bord de la mer. Plus tard elle a aimé la fièvre des reins dans la danse, les nuits chaudes avec des inconnus à la sueur pimentée — et même deux à la fois. Aimé certaines flâneries — plus rares —, patients corps à corps entre force et lenteur. Aimé les plaisirs solitaires, satisfaisants à force d'expérience. Elle a souvent crié, pleuré pour cause de rupture trop rapide, de désir trop vite éteint. Elle a aussi adoré quitter son enveloppe charnelle pour explorer ces paradis artificiels qu'il faut fréquenter un jour pour ne rien rater de la folie, de la jouissance et de la mort, mort toujours proche, ombre furtive à l'heure des loups, sidérant nos viscères, nous transformant en carcasse pétrie de douleurs innommées, desséchée, tout juste bonne à oublier sous la terre.
Fait sombre soudain.
Lui reviennent en ritournelle déchirée ces temps où la peau n'avait que son prochain frisson à dénicher. Mais tout ça au panier. Fini. Ne reste que le rêve de l'amour.
Photographie : Marc Dantan
*
L'Autrichien, d'Anne Bourrel
(…) On n’avait pas des souliers confortables. C’était pas comme maintenant. On devait aller à l’école à pied. Fallait marcher longtemps, à travers la forêt. On portait des espadrilles été comme hiver. Ma mère les reprisait. Ouais, c’était pas comme maintenant. Faut pas les croire, tu sais, ceux qui te disent que c’était mieux avant. Parce que c’est pas vrai.
L’homme assis sur le banc de pierre regarde ses mains.
Pendant la guerre non plus, on n’avait pas de chaussures. Ils m’ont envoyé à Lodève, faire des trous dans la terre et puis les reboucher. On avait faim, et puis surtout, les pieds, bouh, les pieds, on avait froid, tu sais. La terre était gelée.
On devait creuser des trous inutiles dans la terre gelée.
L’homme tourne son regard bleu transparent vers la chaîne des Pyrénées qui s’étend en carte postale d’un côté à l’autre du ciel.
À la libération, ici y avaient des autrichiens. Ils étaient prisonniers près de la vigne à Roger, Roger Teyron, tu vois qui c’est ? Moi, je les gardais, avec ceux du réseau. Ils avaient rien mangé depuis des jours. Y'en avait un qui parlait français. Alors, on s’est mis à parler. Il devait avoir mon âge. Il m’a dit, nous, la guerre, on la voulait pas. On voulait pas laisser les enfants, la femme. J’avais du pain dans mon sac et je le lui ai donné. Il a pleuré. Il avait tellement faim. Et tu vois, depuis, le pain, je peux pas le jeter. L’autrichien, il pleurait pour du pain. Il a décroché une paire de godillots presque neufs qu’il avait attachés à son sac à dos. Les siens étaient usés et troués sur les côtés. Il m’a donné les godillots. En échange, comme ça. C’était la première fois que j’avais de bonnes chaussures. Un peu grandes, parce que nous, on est plus petits ici que les Autrichiens. Je mettais double chaussettes et l’hiver, pour tailler la vigne, c’était impeccable. En cuir bien solide. Je les ai gardées, bouh, demande à ta grand-mère, peut-être trente ans.
L’homme regarde ses mains, il les frotte l’une contre l’autre, longtemps. Il me regarde, sourit, un peu.
Eh, oui, c’est comme ça.
Photographie : Didier Leclerc
*
Le camp, de Raymond Alcovère
Il est là, tout près de nous, dans le temps et dans l’espace, le camp de Rivesaltes. Les réfugiés espagnols, puis en 1942 les juifs arrêtés en zone libre, en partance pour Drancy et Auschwitz, y ont été parqués. Et encore, à la Libération, des prisonniers de guerre, puis des condamnés partisans de l’indépendance de l’Algérie ; un peu plus tard, des harkis et leurs familles, en 1962.
Il deviendra ensuite en 1994, centre de rétention des immigrés clandestins, avant de fermer, en 2007. Voilà comment notre histoire s’inscrit, dans les pierres, dans les corps, dans les âmes. Mémoire qu’on veut oublier, cacher, et on y arrive. Combien de gens, circulant sur l’autoroute vers l’Espagne, savent, peuvent imaginer, ce qui s’est passé, là, entre mer et étangs, dans cette lumière paradisiaque...
Photographie : Gildas Pasquet
Cramoisie, de Jeanne Bastide
Cramoisie, la couleur de l’arbre qui m’attendait au bout du chemin.
L’arbre — rond, rouge, serein. De l’herbe sous son feuillage d’automne, douce et encore verte. Une pelouse. L’arbre nous attendait. Aucune concertation. Mais lui et moi le savions de tout temps.
Il était écrit qu’un jour d’automne un arbre rouge m’attendrait sur le chemin. Avec une ombre violette pour de premiers émois. L’arbre sera là — solitaire et majestueux. Je ne serais pas seule. Lui — dont je tairai le nom — lui, qui malgré ses grands bras n’était pas arbre, avait apporté une orange. L’avait déposé presque cérémonieusement tout près du tronc.
L’arbre était cramoisi. Moi aussi.
Lui — dont je tais le nom — avait un sourire mal dessiné. Nous nous sommes regardés. Nous avons hésité. Ma main a caressé l’herbe. La sienne, mon genou. L’arbre rouge était immobile et les alentours silencieux des mille bruits de la nature.
L’arbre qui avait grandi pour m’accueillir ce jour d’automne particulier — cet arbre-là — ne bougeait plus. Pas même ses feuilles violines. Il inscrivait l’attente. Nous, immobiles et bousculés de l’intérieur étions confus de ce qui arrivait.
Ce qui est arrivé ensuite — l’arbre rouge en a été le seul témoin — est resté en moi tressé à l’odeur de l’herbe, au cramoisi de l’arbre et au silence qui a suivi.
Illustration : Marie-Lydie Joffre, Nuearbre n°89, encre sur papier, 2002, site de l'artiste
In Memoriam, de Nicole Bertola
C’est sûr tu es morte. J’avais effacé…
C’est ta tombe, je la vois, je la touche. Le ciel est pâle et vide, la brume comme un suaire enveloppe toute chose flotte flotte dans ce crépuscule d’automne.
Je suis venue à toi enfin maman combien d’années après ta… l’inscription m’indique la date… je ne la connaissais pas… je l’avais oubliée… déni a dit le psychiatre.
Allez sur la tombe a-t-il ajouté.
Je compte je m’affole sur les années je dérape sur les chiffres j’ai toujours dérapé sur les chiffres ça t’énervait maman tu t’en souviens les cris les pleurs tu finissais par terminer mes devoirs de mathématiques aujourd’hui c’est sûr je vais l’achever seule le devoir.
Quinze ans que tu es morte tu vois j’y suis arrivée à compter j’ai progressé en ton absence.
L’inscription est floue sur la tombe pas entretenue la tombe c’est évident personne ne vient ici. Je me rappelle pourtant qu’il y avait beaucoup de monde à ton enterrement, maman, ça étouffait le monde avec ses tentacules de pieuvre. Je me suis évanouie tu t’en souviens je me suis absentée avant la terre sur toi le recouvrement de toi l’effacement de ce même monde. Ils ont tous oublié oublié ta jeunesse oublié ta souffrance oublié ton évasion volontaire une nuit de printemps. Tu crois qu’ils se souviendront de toi le jour de la résurrection des morts ? Dis tu n’y croyais pas toi à la résurrection des morts tu ne me l’as jamais dit je l’ai compris avec le temps quinze ans…
Mais avant ce ciel livide cette brume têtue cet air poisseux qui s’agrippe avant cette lune qui n’en finit plus de s’échiner à luire avant tout ça il y avait bien quelque chose dis c’est sûr quelque chose quelqu’un je sais pas moi tu sais toi maintenant.
Oui c’est sûr tu sais puisque tu es morte maman.
Morte ça coule de ma bouche de mes yeux morte morte non je vais pas m’évanouir je vais rester avec toi encore un peu…
Quinze ans sans toi maman 15 ans… 15 ans sans mémoire.
Toucher ton nom ton prénom avec mes doigts. Comme une aveugle aveugle à tout au monde peu importe restent les doigts pour toucher ton nom ton prénom je te touche des doigts je te caresse je te sens là sous mes doigts.
C’est sûr je te sens. Dans les lacis des lettres.
C’est toi que j’enlace… toi que j’ai enfin retrouvée.
Illustration : Joan Miró, Blue Star, 1927, huile sur toile, 116 x 89 cm
Au revoir, de Thomas Vinau
La maison de son oncle
sale et poussiéreuse
sentait le moisi
elle n'y était pas revenu
depuis l'enterrement
elle a jeté des planches
vidé la salle de bain
retrouvé des jouets
de leurs vacances
La cour était pleine
de crottes de pigeon
elle m'a donné
une boule de billard
numéro quinze
un échiquier un piolet
et des poupées russes
elle était toute pâle
pendant que nous
chargions le camion
assise devant la porte
elle caressait son ventre
et c'est comme si ses yeux
disaient au revoir à son enfance
Les ombres en leur royaume, de Marie Bronsard
Au royaume des Ombres, au carrefour du rêve où se déploie la mémoire, Elles errent, sans jamais se croiser, se rencontrer. Il arrive qu’Elles parlent, répètent des propos autrefois tenus. Plus rarement, Elles s’adressent à nous, agençant autrement les mots pour un sens jusqu’alors inouï, parfois même impensé.
Des disparus, c’est le son de la voix qui s’efface en premier, puis le phrasé, enfin le timbre, dont ne surnage plus bientôt qu’un qualificatif, quasi vidé de sa substance : elle était grave, voilée, rauque, ou claire, aiguë, instable, qu’on ne parvient plus à nuancer.
Puis c’est l’élan, le geste, l’impulsion de la marche, la mobilité des mains, le port de la tête, ces façons singulières de mouvoir le corps, qu’on nomme aussi l’allure, laquelle trahit, dans ses ratés, les failles intimes, traduit, dans ses vulgarités comme dans ses élégances, en langue limpide, un caractère, une nature relevant – on le croyait – de la plus stricte confidence.
D’invention récente, mais péremptoire, la photographie, captieuse consolation, fige le corps, le visage surtout, en ses différents âges, au mépris de l’ambiguïté, de la complexité, de la subtilité.
Sur les photographies s’échoue la grâce, s’altère le rêve, s’épuise la mémoire.
Cependant qu’en leur royaume, les Ombres recouvrent leur impondérable
Corps désincarné
Traits tremblés
Sourire évanescent
Contours flous, rongés d’oubli
Regard absent, paupières mi-closes
Comme un dessin esquissé sur le sable, effacé par la vague
Comme une trace
Une éraflure
Ephémères
Un repentir
Une fêlure
Imprescriptibles…
Illustration : mur ocre rouge à Herculanum
Père d'adoption, de Karin Espinosa
Oui, c’était bien elle.
Elle se tenait là dès que le soleil striait le plancher en diagonale, et venait lécher ses chevilles trop frêles. Elle restait immobile dans l’encoignure de la porte-fenêtre, au premier étage d’un immeuble dix-neuvième, un bouquet de fleurs artificielles à la main. Elle guettait dans le silence la fin d’un jour sans pluie. Elle observait la rue juste en bas, sans ciller, de peur de le manquer. Elle choisissait toujours le même angle. De là, elle était sûre de voir jusqu’au début du boulevard, à travers les marronniers. Et elle le voyait dès qu’il apparaissait. D’abord sa main gauche, puis son bras gauche, puis l’épaule. Puis lui tout entier. Bien campé, son corps athlétique tournait le coin de la rue.
Elle sentait son cœur cogner aux parois de sa gorge, une boule de cricket, aller-retour. Pas trop vite, je t’en supplie. Elle comptait jusqu’à trente-sept, le temps qu’il s’engouffre dans le hall d’entrée, qu’il appelle l’ascenseur.
Dans un mouvement souple, elle s’effaçait de la fenêtre, revenait dans le salon. Son souffle avait retrouvé un rythme normal. Elle écoutait l’ascenseur s’arrêter au deuxième, la grille coulisser, la clé tourner dans la porte en bois massif, puis se refermer lourdement. Quelques pas fatigués au-dessus de sa tête, puis plus rien. Jusqu’à demain.
Dans le vase de l’entrée, elle reposait le bouquet, puis se dirigeait vers la cuisine. Sa mère aux fourneaux lui tournait le dos. Pas le temps de lui demander comment s’était passée sa journée.
On mange dans cinq minutes, après faut que je file.
Photographie : Habiter/Manger de Laurent Malone
site web de l'artiste
Billets
Souvenir de Salvador Dali,
de Denise Miège-Simansky
C'était en 1966 ou 1967. Je travaillais pour le journal Arts & Spectacles comme critique d’art. Le chef de rubrique Pierre Cabanne m’avait confié l’interview de Salvador Dali qui, de passage à Paris, logeait à l’hôtel Meurice. Il m’avait mise en garde : Il va t’accueillir par des obscénités ! Pare l’attaque, ne perds pas tes moyens ! Il faut préciser que l'article devait s’inscrire dans le cadre d’une enquête que je conduisais sur l’érotisme auprès de personnalités des Arts et des Lettres, article qui coïnciderait avec la parution d’un ouvrage — illustré par Dali — sur les recettes aphrodisiaques de Casanova (réactualisées par le chef actuel de la Tour d’Argent à Paris).
— Il est devenu impuissant, avait ajouté Pierre Cabanne. Et il aime mettre en scène des ballets sexuels entre très beaux jeunes gens et jeunes filles.
Dès l’accueil je fus surprise, non tant par les provocations verbales du Maître que par son regard angoissé d’adolescent, si différent de celui du génial exhibitionniste catalan. Il me questionna sur mes connaissances en peinture, puis se déclara satisfait et se prêta à mon jeu.
— L’érotisme pour moi, dit-il, c'est la proclamation de sainte Thérèse d’Avila : Je voudrais être clouée au Christ comme sur une croix.
On se souvient de la première rencontre de Dali et de Gala, alors femme d’Éluard, lors d’une promenade au bord des rochers à Cadaquès. Fais-moi crever ! lui avait-elle demandé. Ils ne se quittèrent plus.
J’avais fini d’enregistrer l’interview sur un petit magnétophone
— Voilà ! me dit Dali, vous en avez pour votre argent ! Maintenant suivez-moi.
Tout souriant, me prenant par la main, il m’entraîna dans un grand et somptueux salon où une cour de très beaux jeunes gens et jeunes filles l’acclamèrent. Lui, me tenant toujours par la main :
— Je vous présente Denise Miège ; elle est à la hauteur du Divin.
Il est vrai que nous faisions chacun 1 mètre 50 de haut…
Photographie de George Platt Lyne : séance de photographie pour le Rêve de Vénus
aux Murray Korman Studios à New York, 1939
Mémoires et mémorialistes,
d'Antoine Blanchemain
Les premiers « Mémoires » que j'ai lus furent ceux d'un âne et je savais déjà qu'ils ne pouvaient être qu'apocryphes, mais cela ne m'empêcha pas d'y prendre beaucoup de plaisir.
Plus tard, sans négliger les romans, je leur préférai souvent la lecture de biographies et la façon dont leurs auteurs se flattent d'en savoir plus sur la vie de leurs héros que ceux-ci n'en avaient jamais su eux-mêmes. Je ne fis jamais de ces ouvrages aucune lecture critique, acceptant qu'un regard résolument étranger mais créateur, parvienne à rendre le cours d'une vie aussi lisible qu'inéluctable. Plus vrai que la réalité et, surtout, définitivement simple.
Plus tard encore, je me suis passionné pour les « Mémoires » de gens célèbres, tels ceux du duc de Saint-Simon, du général de Gaulle ou de Winston Churchill, sans oublier ceux de Simone de Beauvoir, et j'ai fait quelques incursions édifiantes chez Chateaubriand.
Tout comme les textes innombrables laissés par des personnages de moindre importance, ceux-là sont avant tout l'œuvre d'un être dont l'histoire a fait un personnage et qui en est resté surpris, fasciné par sa propre vie au point de vouloir en en donner sa propre représentation. En ajoutant, éliminant, soulignant, affabulant parfois, c'est-à-dire en faisant un travail proche de celui du romancier. Milan Kundera, cependant, va plus loin : « La seule chose qui nous reste à faire devant cette inéluctable défaite qu'on appelle la vie, est d'essayer de la comprendre. C'est là la raison d'être de l'art du roman. ».
Sans doute est-ce à cause de ces transgressions et d'une résolue transcendance des genres que certaines autobiographies ont pu accéder au statut d'œuvre littéraire.
Peut-être, cette représentation se nourrit-elle aussi du fait que ces auteurs, revenant sur leurs pas au soir de leur vie, cherchent à retrouver quelque chose qui leur aurait échappé ou bien qu'ils avaient oublié de vivre. Pour tenter de compléter et, cette fois, réussir ce que dans les concours de danse on appelle une figure imposée. Bref, de s'approprier enfin leur propre vie. Au risque de faire apparaître combien d'hommes vivent en un seul, ce que rappelle malicieusement le s final du mot « Mémoires ».
Antoine Blanchemain a publié Mémoire des jours absents en 2005
(HB éditions)
Illustration : dessin de Francisco Goya
Chronique livre
À la recherche du temps perdu,
par Valéry Meynadier
La Recherche, un livre qui s’écrit tout seul. Un livre savant ? Non, un livre vivant, effroyablement animé, organique, cellulaire, intime d’une nouvelle nature, à l’œuvre dans le corps et le cerveau de celui qui le lit. Vous pouvez le fermer, l'oublier, le reprendre sans être perdu le moins du monde. Libre à vous de sauter dix lignes ou vingt pages, de lire dans le désordre, vous saurez toujours où vous en êtes. Ce livre mutant rêve en vous. Le fermer c’est l’endormir. Du moins, c'est là mon expérience. À vingt ans d’intervalle, je l'ai lu : à chaque fois le même vertige.
Sans commencement ni fin. Proust est une monade.
Écrivain alchimiste, il parvient à faire en sorte que « chaque lecteur soit, quand il lit, le propre lecteur de soi-même ». Et moi, quand je lis Proust, j'ai la mémoire qui sourit, rougit, se souvient…
« Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »
Il est né en 1871 à Paris (né aussi de Leibniz, de Nietzsche et de Bergson — ce dernier devient en 1892, par son mariage, le cousin par alliance de Proust), meurt en 1922, mais renaît en chacun de ses lecteurs.
Ouvrir la recherche, c'est rentrer en soi. On a tous un peu du baron de Charlus, du Charles Swann, tous un poil snob à la Verdurin ou cocote style Odette de Crécy. Avouez-le sans crainte et laissez-vous rêver, laissez-vous porter. La matière proustienne caresse la mémoire dans le sens du retour éternel. Nos vengeances et jalousies, nos fantasmes, nos intuitions, nos sensations de nulle part sont inscrits là. C'est donc ce livre-là qu’il faut emporter sur l’île déserte, miroir idéal de l’humanité en chacun. Oui, c’est ce livre qu’il faut sauver du Déluge, petite arche de Marcel feuilletée par des petits hommes verts. « Tiens donc, les hommes étaient comme ça ! ».
Eh oui, nous sommes comme ça. La recherche parle de tous les lecteurs passés et à venir. Proust lui-même aimait tant lire : "Douceur de la suspension de vivre, vraie trêve de Dieu qui interrompt les travaux, les désirs mauvais."
La Recherche, bibliothèque autobiographique du monde qui nous remue à chaque page. Flaubert disait : Madame Bovary c’est moi. Nous pouvons dire sans vergogne : Proust c’est nous.
Illustrations : Jacques-Émile Blanche, Portrait de Marcel Proust, 1892, huile sur toile, (Paris - Musée d’Orsay)
Manuscrit autographe A l'ombre des jeunes filles en fleur (Fonds Marcel Proust)
Entretiens
L'homme se souvient, entretien avec Audrey Gabelle, par Raymond Alcovère
Audrey Gabelle est neurologue au Centre Mémoire Ressources Recherche du CHU de Montpellier.
« Grande est la puissance de la Mémoire, une chose redoutable, Ô mon Dieu, une diversité profonde et sans limite ; et cette chose est l’esprit, et c’est ce qui fait ce que je suis. » Saint Augustin, Les Confessions
Comment fonctionne la mémoire ?
Le souvenir n’est pas une copie conforme de l’événement tel qu’on pourrait le penser comme le mythe de la copie informatisée (en référence à la photocopieuse), il est le reflet de la subjectivité de l’instant, des croyances raisonnées ou déraisonnées, de l’émotion vécue… Nous ne stockons pas des instantanés libres de tout jugement, mais cherchons des significations, des sentiments, des émotions que les expériences nous procurent. Plus nous mettons de valence émotionnelle à une information, plus celle-ci sera codée ou encodée de façon spécifique, et meilleure sera son rappel.
La mémoire évolue en fonction de l'âge, pouvez-vous nous en dire plus ?
Les processus de mémoire du sujet âgé "sain" sont de plus en plus étudiés et on connaît maintenant certains aspects de cette mémoire "vieillissante". Il semble alors que les activités dites en multitâches (capacité de réaliser plusieurs tâches cognitives en même temps) soient moins performantes. L’ensemble de ces troubles est davantage lié à un dysfonctionnement des fonctions dites exécutives — localisées au niveau du lobe frontal du cerveau — que dans des structures de mémoire proprement dites. La plainte d’oubli des faits récents chez les sujets âgés, indemnes de pathologie neurodégénérative, peut toutefois évoquer un défaut de mémoire épisodique. En effet, pour bien récupérer l’information mise en mémoire, il faut l’avoir correctement stockée et "codée" ou "encodée" avec un maximum d’informations sensorielles (lieu, environnement visuel, odeur particulière, son…).
Quelles sont les découvertes les plus récentes sur la mémoire, où en est-on aujourd'hui ?
Une des révolutions est que la mémoire n’est plus considérée comme une faculté unique ou unitaire de l’esprit, mais comme une série de processus distincts, dissociables, qui communiquent entre eux par des réseaux définis. Ces réseaux sont désormais visualisables au sein du cerveau et le rôle des fibres reliant les différentes zones commence à être approché.
Le risque de développer avec l’âge une maladie de la mémoire, en particulier la maladie d’Alzheimer, a engendré une réelle prise de conscience sociétale de l’importance de la mémoire en termes d’identité et d’autonomie. La prise de conscience des conséquences de cette maladie sur l’avenir de l’individu et de notre société, s’élargit au domaine du vieillissement. Chaque découverte permet d’accéder chaque jour un peu plus au fonctionnement interne du cerveau, de la science expérimentale au progrès clinique directement profitable au patient.
La terre se souvient, entretien avec Janine Sarfati, par Françoise Renaud
Janine Sarfati a intégré le CNRS en 1964. Son doctorat d'État en géologie (1972) portait sur une recherche paléontologique et stratigraphique sur les stromatolithes précambriens, sortes de "récifs" construits par des microfossiles, toujours vivants aujourd'hui.
Notre terre est-elle douée de mémoire ?
Et comment ! Sa mémoire s’inscrit partout : dans les roches, les mers, les montagnes, les paysages « naturels » ou humanisés. Elle se lit dans l’histoire de la formation de la terre et de l’évolution des êtres vivants.
Quels sont nos outils pour l'explorer ?
Elle est objet d’études depuis le XVIIe siècle. Géologie et paléontologie s’appuient aujourd'hui sur les sciences physiques : géochronologie, géomagnétisme et géophysique.
La soif de connaître la planète n'est-elle pas venue avec les cabinets de curiosités ?
Minéraux et fossiles étaient exposés aux XVIe et XVIIe siècles comme des objets étranges. Le siècle des Lumières a connu une première et discrète mise en doute des dogmes de l’Eglise à propos de la création de la terre. Dans les années 1780, Cuvier a jeté les bases de la paléontologie en reconstituant l'ensemble d'un squelette à partir d'un seul élément, ensuite Darwin a publié « L’origine des espèces », fondement de la théorie de l’évolution.
Mais il n'y a pas que les fossiles, il y aussi les traces dans les roches et les paysages…
Depuis le commencement, le même cycle se reproduit : sédimentation, érection de chaînes de montagnes, érosion. Perpétuel scénario qu'on ne perçoit que par minuscules fragments : séismes, volcanisme, fractures liées à la collision des plaques témoignant de la gestation de montagnes encore enfouies.
L’échelle de temps est vertigineuse sitôt qu’on parle géologie !
La naissance de la terre remonte à 4 ou 5 milliards d’années ! Des microfossiles ont été décrits dans des roches du Groenland : ils auraient 3 milliards 800 millions d’années. Bien que 'primitifs', ils témoignent d’un stade d’évolution déjà élevé (cellules sans noyau, mais possédant une membrane et des organites pour se nourrir des éléments chimiques de leur environnement).
Ce serait là l'origine de la 'vie' ?
Pas exactement. L’apparition de la vie serait plus ancienne, mais on n’a pas pu retrouver le chaînon manquant entre les grosses molécules inertes et le vivant.
Serait-ce par peur de la vérité que les grandes découvertes se sont toujours affrontées aux croyances et au dogmatisme des sociétés humaines ?
Contrairement aux fanatismes de tous ordres corsetés dans leur dogmatisme et leurs certitudes de posséder la Vérité, la mémoire de la terre est fragile. Elle se perçoit dans le doute. Car la terre est en mouvement. Son histoire se déchiffre au jour le jour en étudiant le passé et les panneaux entiers qui ont été détruits, réclament d'être interprétés. À propos de vérité, la kabbale supportée par Galilée reste d’actualité. Les polémiques autour du réchauffement climatique se heurtent aux intérêts économiques et on assiste à un immobilisme inquiétant de la gouvernance mondiale face à une menace qu’il ne sert à rien de prévoir puisqu’on ne peut la prévenir.
Arts plastiques
Dame Guiraude, lavis d'Annie Got
En 1211, Simon de Montfort arriva devant les murs de Lavaur (Tarn). Le seigneur du lieu étant mort depuis peu dans un différent avec ses voisins, Dame Guiraude — son épouse — était alors le seigneur de la ville. Elle envoya son chanoine pour tenter une négociation. Il lui fut demandé : d'aider à chasser les juifs et les parfaits qui occupaient des emplois officiels et de les livrer aux juges des Croisés, de rendre le château et ses remparts aux chefs des Croisades, de remettre à l'armée le produit des moissons, de renoncer elle-même au luxe en se retirant dans un couvent pour y faire pénitence tout comme les riches de la ville. Elle refusa, attendit en vain une aide de Toulouse.
La population fut massacrée. Son frère et ses chevaliers furent pendus sous ses yeux. Elle fut dénudée sur la place, livrée aux bons soins de la soldatesque et jetée dans un puits. Comme elle criait trop fort, on l'ensevelit sous des pierres. D'après certains, elle était enceinte au moment des faits (conformément à la tradition, le futur héritier aurait pu demander la restitution d'une part des terres).
Récemment, un promoteur de Lavaur a eu l'indécente idée de donner à un lotissement le nom de Simon de Montfort. Quelques jours plus tard, une pile de pétitions le faisait changer d'avis. Personne ne voulait voir ce nom, banni et maudit, honoré par une plaque. Une plaie encore sensible dans la mémoire collective. (la résidence a finalement été appelée "Laurac")
Dame Guiraude est devenue le symbole du martyr de la population, des femmes en particulier. Tous ces massacres avaient été motivés par l'appât du gain et du pouvoir, les personnes condamnées à cause de leur tolérance. Juifs, cathares et catholiques cohabitaient. Le roi de France et le pape s'étaient alors autorisés à les soumettre par la force, à les torturer et les tuer.
lavis de brou de noix, collage avec inclusion de fragments d'écritures
photographiés dans des livres
Ces œuvres ont été exposés à Lavaur, dans la Chapelle du Musée et Médiathèque Guiraude de Laurac du 9 au 31 octobre 2010
Tanger, d'Hicham Gardaf
Hicham Gardaf a 21 ans. Il étudie les sciences économiques à la faculté de Tanger. Il pratique la photographie depuis peu, mais cette passion a envahi son quotidien. Son regard et sa technique font de lui un photographe remarquable dont il faudra suivre le parcours.
Aujourd'hui, il pose sur sa ville natale un œil amoureux.
Peintures, de Robert Lobet
Empreint par le minéral et la matière, l’œuvre de Robert Lobet est dominée par le dessin. Elle joue avec les formes, architecturales ou naturelles, lignes sur lesquelles vont ensuite s’appuyer gravures et peintures.
En résidence à Alexandrie en 2000, il est impressionné par ce lieu, en retire motifs et palettes (ocres, bleus) – les voyages ont toujours joué un rôle déterminant dans son travail. C’est là que naît le thème des bibliothèques et des « maisons de livres ». Le livre est symbole de la destinée humaine.
À la limite de la figuration, son œuvre évolue sur les thèmes du temps, de la mémoire, du signe, de l’écriture.
Robert Lobet observe patiemment, tente de restituer l'usure, l'effacement, aussi la poésie et les énergies.
« Créateur », éditeur de livres d’artiste depuis 2007 avec les Editions de la Margeride installées à Nîmes, il poursuit son œuvre nourrie d’humanisme, reflet de sa vision poétique et interrogative du monde.
De haut en bas et de gauche à droite :
Végétaux , 40 x 45 cm - Architectures, 116 x 89 cm - Le grand voyage, 116 x 89 cm ;
2009, encre et acrylique sur papier marouflé sur toile