Magazine
Conception graphique et webmaster : Pascal Steichen - Rivages Graphiques
Sommaire
n° 10 - septembre 2008
INÉDITS1 - L'Été 78 d'Anne Bourrel
2 - D'eau vive d'Arlette Welty Domon
3 - Miniature n°10 de Marie Bronsard
4 - Carmen de Christine Oberlinkels
CHRONIQUE
Langue œdipienne de Janine Teisson
CHRONIQUES LIVRES
La Chambre de sable de Joëlle Wintrebert - par Claude Ecken
LES OUBLIÉS
Correspondance de Gustave Flaubert par Raymond Alcovère
ENTRETIEN
Rencontre avec Jean-Michel Fatou, plasticien
ÉVÉNEMENT
1 - Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, Avignon 2008, par Dominique Gauthiez-Rieucau
2 - Chuck Berry en concert, Sète 2008, par Michèle Bayar
VIE DU LIVRE
Hommage à une éditrice par Françoise Renaud
ARTS PLASTIQUES
1 - Peinture : Martine Trouïs
2 - Gravure : Corinne Leforestier
Prochain numéro : novembre 2008
Ours
Comité de rédaction : Raymond Alcovère, Anne Bourrel et Françoise RenaudComité de lecture : Antoine Blanchemain, André Gardies, Dominique Gauthiez-Rieucau et Janine Gdalia
Rédactrice en chef : Françoise Renaud
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Index par rubriques
Index par auteurs et artistes
Inédits
L'Été 78, d'Anne Bourrel
C’est au journal de 20 heures qu’ils l’ont annoncé.
Dans la région de Tarragone, en Espagne, disait la voix du journaliste qui annonçait les titres, et il y avait des centaines de morts.
Ma grand-mère Angeline, toujours prompte à réagir, avait serré son mouchoir contre sa bouche et s’était écriée « Oh, non ». On était à table, en demi cercle devant Patrick Poivre D’Arvor aussi pâle que nous cinq, mon père, ma mère, mes grands-parents et moi. On s’est tous regardés, incrédules, atterrés. L’espace d’un instant, le silence a grossi comme une bulle et on s’est mis à flotter dans notre peur.
Ce type en gros plan sur fond orange fauve, dont on se sentait ce jour-là entièrement dépendre, s’est alors jeté à toute vitesse, sur la dépêche qu’il venait de recevoir. Puis, une carte de la région orange, bleue et jaune occupa tout l’écran. Avec sa voix par-dessus. On s’est encore regardé, ma grand-mère plus pâle que jamais a dit : « C’est là ». Mon grand-père et mes parents trouvaient que c’était absurde, qu’est-ce qu’ils seraient allés faire dans CE camping-là, précisément ce camping-là ?
« Chut, on écoute ce qu’il dit » ordonna mon grand-père.
Nos cinq paires d’yeux se rivèrent de nouveau sur l’écran, avalant chaque mot de la bouche de Patrick Poivre D’Arvor :
«…c’est un camion citerne chargé de propylène qui a explosé aux environs de 15 heures. Le camping était complet et c’était là-bas l’heure de la sieste. Les premiers témoignages des rares survivants sont effroyables, un souffle comparable à une explosion atomique… des automobiles, des caravanes, des hommes, des femmes, des enfants soufflés vers la mer ! Un cratère d’une vingtaine de mètres de diamètre… et puis vous l’imaginez, des réactions en chaîne, c'est-à-dire des explosions de bouteilles de gaz butane dans les caravanes, dans les tentes, aggravant et incendiant ceux qui avaient été épargnés. Tout s’est donc passé, je vous le rappelle près de San Carlos de la Rapita, vous le voyez, dans le camping de … » *
Ma mère me prit sur ses genoux et me serra dans ses bras jusqu’à m’étouffer. Mes deux grands-parents restèrent silencieux, les mains posées à plat sur la table, de leurs yeux baissés coulaient les premières larmes. Je me souviens, la nappe était blanche et rose à carreaux.
Mon père s’est levé d’un bond, il a couru vers le téléphone, il est aussitôt revenu s’asseoir, la tête dans les mains. Il ne savait qui appeler, à qui demander qu’on ne lui annonce pas la mort de son frère et de sa belle-sœur, brûlés vifs sous leur toile de tente.
* Archives sonores de l’INA, ina.fr, 11 juillet 1978, la catastrophe de Los Alfaques
Illustration : coin-coin, Isabelle Marsala, 2007, huile et pigments sur bois, 40 x 50 cm
D'eau vive, d'Arlette Welty Domon
Mais non ! la mer ne m’avait pas oubliée puisqu’elle m’offre d’emblée son parfum de pastèque en signe de reconnaissance.
J’entre de plain-pied dans l’élément qui s’évapore et se recompose après moi comme si je n’existais pas. Et voila qu’à mon tour je me dissous et me recompose autrement. Je me fonds, je me perds et soudain me retrouve au milieu de toujours où hier et demain s’entrelacent avec aujourd’hui, dans la présence vive de ceux qui m’ont accompagnée, de ceux que j’aime et aimerai.
Eau d’avant la vie, eau d’après la mort, Ô mer toujours recommencée, tu me portes et me voilà aussi recommencée, pareille à celle que je fus, pareille à celle que je serai dans l’infini de mon éternité.
Jouissance d’eau vive, plénitude indicible où le corps et l’esprit sont en apesanteur.
Je te flaire, je te sens et j’ai faim de vivre.
Photographie : Gildas Pasquet - site web
Miniature n°10, de Marie Bronsard
Égale à elle-même, elle rit, plaisante, manie l'ironie, accumule les anecdotes dont elle rehausse le trait d'un adjectif féroce. Elle fait des mines et bat des cils, ménage ses effets. La gravité de la vie lui échappe, de même que son ennui. Elle n'en veut rien savoir. Et la vie, bonne fille, jour après jour, l'épargne. L'humour est son royaume, et c'est en reine qu'elle exécute travers et ridicules. Son verdict est définitif.
Le silence l'accable, celui des êtres autant que des espaces. Alors elle parle, parle continûment, n'est jamais en repos. On la devine inquiète de prêter, à son tour, le flanc à la raillerie. Parce qu'elle n'est sûre de rien, sinon qu'elle a de l'esprit. Parce que le rire la garde de la mélancolie.
L'âge la menaçant, elle s'accroche résolument à son adolescence. Sa grâce est juvénile. Sa cruauté est celle de l'enfance, aussi candide qu'impitoyable. C'est malicieusement qu'elle moque les tics et les tares, qu'elle brocarde les âmes chagrines ou les corps contrefaits.
Elle éreinte gaiement et se désole quand — comme elle était, jadis, accoutumée de le voir à la fin de Guignol — il arrive que l'une ou l'autre de ses victimes ne s'en relève pas.
On lui pardonne tout, au presque. Son commerce est divertissant, sa malignité innocente, et son charme certain.
Carmen, de Christine Oberlinkels
Carmen, c’est ma voisine. Elle est connue dans la rue. Elle passe le plus clair de son temps à sa fenêtre et parle à qui veut l’entendre.
Émigrée espagnole — de Galice — depuis plus de quarante ans, elle parle un mélange d’espagnol, de français et de portugais. Il m’a fallu quelques années pour le décrypter.
Elle est capable aussi bien de m’engueuler parce que je n’ai pas fermé la porte que de me tomber dans les bras en fondant en larmes. Parfois elle vient sonner chez moi pour que je lui répare ses cabinets ou pour que je lui compose un numéro de téléphone. Il est écrit très gros sur un vieux carton. Mais elle ne peut quand même pas le lire. Je crois que c’est son fils qu’elle appelle. Et je crois bien qu’il est en prison.
Photographies : Christine Oberlinkels, 1996
Chronique
Langue œdipienne, de Janine Teisson
Jusqu’aux années soixante dix, le mot maman ne survivait pas dans les conversations au-delà de la classe de cours moyen, limite à partir de laquelle il était réservé à un usage privé exclusivement familial. À partir de dix ans donc, le locuteur le remplaçait par le mot mère en public (puis ma vieille ou ma daronne ou autre selon sa culture). Aujourd’hui lorsque j’entends des sexagénaires dire ma maman, ta maman, les mamans…, je me demande s’ils ont amorcé leur descente en enfance dont l’aire d’atterrissage, nous le savons tous, est le gâtisme. En écoutant pas plus tard que ce matin un trentenaire présenter le livre qu’il a écrit sur sa maman et se gargariser de ce mot que je croyais classé dans le vocabulaire enfantin aux côtés de pipi, popo, caca, papa, tata, tonton, je me demandais alors si le trentenaire en question avait eu un problème technique empêchant son décollage vers l’âge adulte.
En tendant l’oreille, soudain, j’entends des maman partout. Les vieux, les jeunes, les entre deux âges, les très vieux, les très jeunes, tous parlent de leur maman. Mère est mise au rancart. Abandonnée, obsolète. C’est fini, on ne devient plus mère, on devient maman. Ce n’est plus une mère qui pleure son fils tué à la guerre mais une maman. Le psychanalyste entend-il ses patients dire : « Je rêvais de coucher avec ma maman » et diagnostique-t-il : « Vous avez une maman castratrice » ? Dans nos banlieues, entend-on « Nique ta maman » ? Je me le demande.
Il y a eu un glissement, un envahissement du langage adulte par ce mot enfantin. La tenue, la retenue qu’implique le mot mère (Comment va votre mère ? - Vous pourriez suggérer à votre mère de cesser de vous téléphoner toutes les deux heures - Ma mère est morte) sont changées en quelque chose de mièvre et intrusif. On ne prononce pas un mot chargé de tendresse, de câlins, d’amour, sans entrer dans la sphère de l’autre. On dit votre maman et cela signifie implicitement que vous avez eu une mère si bonne qu’à cinquante ans encore, vous l’appelez maman et ne trouvez pas désagréable de vous sentir devant elle comme un enfant, non ? Si le mot mère disparaît, sera-t-on obligé de dire : « Ma maman, durant toute mon enfance, m’a brûlé avec sa cigarette quand elle avait bu » ?
Imposer le mot maman est une entrave à la liberté de chacun. On sait que les petits sont prêts à aimer n’importe quelle maman car c’est la leur et ils n’en ont qu’une, mais il arrive un âge auquel on se donne le droit d’avoir une mère que l’on refuse d’appeler maman. Ou tout simplement peut-on revendiquer le droit d’être le seul à l’appeler ainsi ?
Ne mélangeons pas tout. Chacun sa mère à la fin !
Illustration : Alain Frappier, Hôtel Salammbô, 2008, acrylique sur toile,
73 x 50 cm, blog de l'artiste
Commentaire du peintre : « Voilà un portrait de ma mère quand elle avait 23 ans. Je me suis inspiré d'une toute petite photo en noir et blanc prise par mon père. Celui-ci avait inscrit bien plus tard, au dos, "Hôtel Salammbô, juin 1951". Cet hôtel, qui existe toujours, est à Tunis, où mes parents avaient passé quelques jours avant de s'installer à Gafsa, dans le sud tunisien, et où je suis né en mars de l'année suivante. Donc, en juin 1951, je suis dans le ventre de ma mère. »
Chroniques livres
La Chambre de sable de Joëlle Wintrebert,
par Claude Ecken
Marie adolescente révoltée. Sylvana, sa mère, fonctionnaire, a les manières ternes et étriquées des déçus de la vie. Marie découvre dans des lettres que le père est parti quand elle était enceinte. Elle lui préfère son amie, Nana, une artiste peintre aussi fantasque et gaie que sa mère est posée, capable de voler dans les supermarchés par anticonformisme. Dans l'immeuble habite aussi Papa Maline, sympathique marabout sénégalais qui parle parfois de les épouser toutes les trois. Marie, dans sa chambre décorée en plage par Nana, se goinfre de mots nouveaux, rêve et s'invente des jeux. Comme celui de suivre ce nouveau locataire, Justin, vieil homme discret et peu liant, qu'elle va pourtant amadouer. Photographe amateur, il en fait son modèle. Nana la met en garde, Marie ne voit pas où est le mal. Elle constate, en revanche, les bassesses et les compromissions des adultes, les préjugés et les mensonges.
Toutes les chambres de sable finissent par s'effondrer un jour. Un drame est près de se nouer.
Il serait réducteur d'assimiler ce livre à un récit d'apprentissage sur l'adolescence, à une comédie sociale auscultant la vie d'un immeuble ou à un drame sur la pédophilie. Ce roman est bien plus que cela. La langue si belle et si pure de Joëlle Wintrebert toujours envoûte, enchante tout en poussant à la réflexion. Léger et pétillant de prime abord, c'est un concentré de vie qui se déguste comme un nectar.
Éditions Glyphe, 2008
Les oubliés
Correspondance de Gustave Flaubert,
par Raymond Alcovère
La correspondance de Flaubert est un bijou. On entre dans l’atelier, les fondations du plus perfectionniste, du plus exigeant sans doute envers lui-même des écrivains. Il faut se figurer (et c’est déjà tout un voyage) un temps pas si lointain où les lettres étaient le seul lien à distance entre les personnes.
Quand Flaubert écrit à Louise Colet, son amoureuse, il commente, raconte l’œuvre en cours, ses hantises, ses joies, le combat titanesque qu’il mène. Le 23 décembre 1853 : « J'ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 heures de l'après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j'écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade, en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j'ai passée dans l'Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, à six heures, au moment où j'écrivais le mot attaque de nerfs, j'étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur moi-même d'en avoir une. (...) N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire ! Que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entrefermer leurs paupières noyées d'amour.»
À propos de « baisade » justement, il a parfois la dent dure. Il vient de lire Graziella de Lamartine, et il écrit à Louise, le 24 avril 1852 : « Que c'est beau ces histoires d'amour, où la chose principale est tellement entourée de mystère que l'on ne sait à quoi s'en tenir ! L’union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l'ombre, comme boire, manger, pisser, etc. ! Ce parti pris m'agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l'aime, et qu'il aime, et jamais un désir ! Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre ! O hypocrite ! S'il avait raconté l'histoire vraie, que c'eût été plus beau ! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine. »
Ce livre est une véritable mine, accumuler les citations ne l’épuiserait pas. C’est là qu’on trouve bien sûr ces phrases qui ont eu tant d’influence sur des générations d’écrivains et peut-être sur toute notre culture : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet où du moins le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies » (16 janvier 1852).
Pour terminer, celle-ci, peut-être la plus belle, toujours à Louise Colet, le 26 août 1853 : « Ce qui me semble à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. (…) Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme !
Folio, Choix et présentation de Bernard Masson, 850 pages
Illustration : Gustave Courbet, La source, 1862
Entretien
Le Modèle vivant,
rencontre avec Jean-Michel Fatou, plasticien
L’homme est discret. Pour peu qu’il ait confiance, il se met à parler à flux ininterrompu, dit qu’il a pratiqué longtemps la photographie, puis l’aquarelle et la peinture.
À un moment donné, il n’y a eu plus que du blanc dans mes aquarelles, la lumière avait tout envahi. Alors j’ai abordé la peinture, nouveau champ d’expression où j’ai retrouvé « mes » personnages. En même temps mes propres frustrations et mes tourments.
Les gens. Ils sont indissociables de son travail. Il déborde de tendresse pour eux.
Quand j’étais photographe, les marginaux et les vieillards solitaires m’attiraient. Bien sûr qu’au travers d’eux, je me cherchais moi-même. Un jour j’ai eu conscience de cette chasse et j’ai décidé de prendre les choses de front. Le passage à la peinture a marqué le début de mon introspection.
Depuis quelques années, il travaille à l’encre d’après modèle vivant — une de ses plus belles expériences —, pratique le dessin au trait « sans repentir ».
Peu à peu l’œil ose, voit la peau, les vibrations. Tout est là, devant soi. Rien ne s’invente. Le peintre regarde le modèle, le support, le trait en train de se faire, et soudain l’énergie circule.
Oui, il faut atteindre un certain état d’esprit : être à la fois présent et distant, s’interdire d’analyser, de reprendre le trait… Au fond pour bien dessiner, il faut aimer.
Je lui demande quels ont été les personnages qui ont compté dans son parcours.
D’abord mon grand-père. Il était magistrat, sensible à la défense des droits de l’homme, aussi violoniste et pianiste. Je me souviens d’un piano à queue dans une grande pièce, de la beauté de la musique qu’il y jouait. Parfois il m’emmenait à la campagne et nous faisions de l’aquarelle. Il avait connu la guerre, les camps de prisonniers et il parlait de liberté.
Ensuite il y a eu mon père. C’est lui qui m’a donné son Réflex et m’a initié à la photographie.
Au gré de l’échange, Jean-Michel Fatou a évoqué les compositions de Cartier-Bresson, Amarcord, de Fellini, Les Ménines, de Vélasquez, Van Gogh et sa conscience du rythme, le talent fou de Picasso (entretien réalisé par Françoise Renaud en juillet 2008).
Basta, triptyque, 2005, techniques mixtes, 3 x 1 x 2 m
Nu allongé au Louvre, encre de Chine et brou de noix sur papier imprimé, 50 x 35 cm
site web de l'artiste
Événement
Le jour où Nina Simone a cessé de chanter,
par Dominique Gauthiez-Rieucau
Avignon 2008, théâtre des Halles
Spectacle mis en scène par Alain Timar avec Darina Al Joundi (dans le rôle de Noun) prolongé par le roman, entre autobiographie et autofiction, de Darina Al Joundi et Mohamed Kacimi (éditions Actes Sud).
Entrée par le niveau bas. Il faut escalader les gradins. Scène noire. Nuit libanaise.
Le rectangle est dessiné à la craie blanche.
Elle attend, nous jauge, corps ployé dans l’angle arrière gauche, patience aux yeux vifs sous la noire chevelure sensuelle, que l’on se pose en arrêt, que l’on se taise.
Avant de fondre sur nous.
Chaque envol, chaque tournoiement scénique sera une salve. Un aveu de sa robe sang. Un cri oxygène dans l’espace temps de sa vie.
Le rectangle comme un piège charnel, à chaque fois.
Et après chaque frappe de mots crus, elle s’échappera dans le noir musical. Jazz. La voix de Nina Simone, qu’affectionnait son père.
Save me.
Son père.
Un démocrate syrien, réfugié politique, un journaliste qui a de l’empathie pour les palestiniens. Mais un laïc, un homme libre avant tout. Il aime la vie, l’alcool, sa femme, la nuit, les femmes.
Sa fille. À Beyrouth, il l’inscrit chez les bonnes sœurs de la sainte-Famille, dans le quartier de Baabda et plus tard, au gré de son exil, en école juive. Il a misé sur elle. Il lui apprend à boire l’arak, à vivre ses pulsions, à parler comme seuls les hommes le font. Il méprise la virginité car la dignité de l’être ne tient pas à une peau fragile. Il lui intime un autre destin : celui d’incarner la liberté au féminin.
Alors elle va dire. Pour rester vivante. Pour honorer son père.
La scène comme un divan.
Artothérapie.
Pas question d’absolution, de rédemption : des mots d’églises en guerres. C’est de nous, le public, que viendra la re-connaissance.
« Papa. Ils disent que la liberté, c’était un cadeau empoisonné.
Parce que je suis une femme.
Que tu as fait de moi une pute, un cobaye.
Papa, je t’aime ! »
Alors nous applaudissons, les paroles courage ressuscitées après chaque péril, les sursauts de l’âme après chaque offense, nous nous sommes levés et saluons toute sa personne, les seins nus sous la robe flamme, le souple fourreau où la bretelle a glissé.
La fauve nous a épinglés. Yeux lames d’acier. Rayon laser.
Save me.
Photographie : Ange Esposito, théâtre des Halles
Chuck Berry en concert, par Michèle Bayar
17 juillet 2008, au théâtre de la Mer à Sète
Puis-je prononcer le nom de Chuck Berry sans être renvoyée illico à la rubrique variétés seniors d’une revue populaire ? Bouderez-vous mes joies d’été ?
Ce soir-là, j’étais au Théâtre de la Mer à Sète. Un lieu magique, une citadelle perchée sur les rochers avec une scène balcon qui ouvre sur la mer jusqu’à l’horizon.
Mon premier ravissement fut le public. Plus mélangé que je ne l’aurais cru. Des sexagénaires, bien sûr, mais aussi des musiciens de tous âges dont un de vingt ans qui est venu avec ses parents. Le rock qui fut jadis le bastion de mon attitude rebelle est aujourd’hui un bonheur familial ! Chuck Berry lui-même, assumant avec une joie d’enfant ses quatre-vingt-un ans, s’est économisé tout en donnant le meilleur de lui-même : son jeu, son feu, sa voix, son fils à la guitare et sa fille, excellente harmoniciste, avec qui il a chanté en duo.
Pendant le concert, la lune est montée dans le ciel d’été, un ferry est parti pour Tanger, des bateaux de tourisme ont croisé sous nos yeux, au son inimitable de la guitare de Chuck qui rythmait, comme jamais, la vie qui passe.
Photographie : Michèle Bayar, Entre ciel et mer, la lumière flotte…, 2008
Vie du livre
Hommage à une éditrice, 23 juillet 2008
par Françoise Renaud
Chantal est partie il y a quelques jours.
Nous l'aimions.
Elle et moi, nous nous étions rencontrées à Toulon, autour de l'an 2000. C'était à l'arrière d'un bus qui reconduisait les auteurs vers les hôtels depuis le salon du Livre installé sur le port. Ensemble nous avions ri. En vérité nous nous étions plu, raison pour laquelle je me permets de parler d'elle, de sa disparition.
En hiver elle portait un manteau en laine tissée et brodée, magnifique. Souvent elle teintait ses cheveux au henné.
L'ambre et l'orangé étaient ses couleurs préférées.
Je me souviens de sa tristesse le jour elle avait perdu le collier en cornaline que je lui avais offert pour Noël.
Elle était belle.
Nous l'aimions — je l'aimais.
Il m'a fallu plus de cinq ans pour remarquer combien elle se rongeait les ongles — angoisse qui tient chacun de nous, au plus secret.
Elle devait passer par ici avec Lionel pour une journée, un dîner. Leur visite a été plusieurs fois repoussée. Un cadeau l'attend toujours dans le tiroir de mon bureau.
Hier soir, j'ai parlé avec son père. Il me l'a décrite dans les derniers moments. Il m'a dit qu'elle était née après une sœur qui n'avait vécu que deux mois si bien qu’ils guettaient — lui et la mère de l’enfant — le moindre de ses soupirs dans le sommeil.
Chantal, nous t'aimions.
Assis sur la Falaise, texte sur la disparition et la lumière, lui doit son édition en 2003. Depuis lors, j'en délivre des fragments sur scène avec le violon de Frédéric Tari.
Pour toujours elle est dans mon bagage : son énergie si singulière, son amitié précieuse, son amour inconditionnel pour les livres.
Chantal Clergeaud, auteur elle-même, était devenue éditrice parce qu’elle souhaitait à son tour faire circuler les « mots » des autres. Elle a créé C.L.C. éditions en 2001, petite maison installée en Luberon. En 2003, elle a développé une collection jeunesse « Le Lutin Malin ». Elle a toujours fonctionné au coup de cœur et installé des relations fortes avec ses auteurs.
Photographie : Dominique Villain, volcan Tongarino, 2006
Arts plastiques
Peinture - Martine Trouïs
Corps perdu, huile sur toile
Le rouge lui va bien. Elle ne l’aura certainement pas laissé venir progressivement, s’insinuer et dominer — au moins pour un temps dans sa peinture — sans y avoir réfléchi. Il est possible d’avancer à ce propos que ce sont là, effets d’hypotypose et d’amour, que l’état d’urgence du monde provoque et commande :
La mer de tous les serments/ Je ne sais où roule et sonne/ Et le ciel claquait les portes/ au bruit du bois bousculé/ lorsque criaient les lueurs/ sur les balcons haut-perchés (“Mort d’amour”, extrait des Complaintes gitanes de Federico García Lorca).
Daniel Bégard
Série rouge 3, huile sur toile
Série rouge 4, huile sur toile
Aquatintes de Corinne Leforestier
En marche, 2006, aquatinte au sucre sur zinc, triptyque, 15 x 30 cm
La gravure vécue comme contemplation
La technique utilisée, aquatinte au sucre sur zinc ou cuivre laisse une grande place à la spontanéité. Elle offre une texture riche en accidents de matière qu'il s'agit d'harmoniser. La main et le geste remplacent le regard qui se plaît à recomposer son paysage en flânant librement : pierres, roches, eau, nuages, arbres, feuillages, air. Les jeux d'ombres et de lumière participent à la création-récréation de l'espace.
Installée en Haute Provence depuis 2002, elle dit :
Au cœur des montagnes, je me suis sentie une parenté profonde avec la peinture "montagne et eaux" des calligraphes chinois et j’ai éprouvé le besoin d'en connaître plus. En 2006 j’ai fréquenté les cours de Shanshan Sun et depuis novembre 2007, je suis ceux de Shi Bo.
Chemin VI
Chemin I
Chemin II
2006, aquatinte au sucre sur zinc, 30 x 30 cm
Corinne Leforestier : Site web