Magazine
Conception graphique et webmaster : Pascal Steichen - Rivages Graphiques
Sommaire
n° 14 - juillet 2009
INÉDITS1 - Au commencement d'Antoine Blanchemain
2 - Tout ce qu'il demande de Thomas Vinau
3 - Il était une fois les gens de Nat Yot
4 - Pays au sud et Nuit à la Havane de François Szabó
5 - Peau de Pierre Autin-Grenier
CHRONIQUES LIVRES
1 - Femme vacante de Frédérique Martin - par Raymond Alcovère
2 - La fille de Carnegie de Stéphane Michaka - par Anne Bourrel
3 - Michel Butor rencontre avec Roger-Michel Allemand - par André Gardies
LES OUBLIÉS
Le Tout pour le Tout d'Henri Calet - par Jean-Claude Fonteyreaud
ENTRETIEN
Avec Jean-Claude Bernard par Françoise Renaud
ARTS PLASTIQUES
1 - Photographie : Didier Leclerc
2 - Peinture : Claude-Henri Bartoli
Prochain numéro : fin octobre 2009
Ours
Comité de rédaction : Raymond Alcovère, Anne Bourrel et Françoise RenaudComité de lecture :
Dominique Gauthiez-Rieucau et Antoine Blanchemain
Rédactrice en chef :
Françoise Renaud
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Index par rubriques
Index par auteurs et artistes
Inédits
Au commencement, d'Antoine Blanchemain
On ne voit rien, dit l’imbécile. C’est con.
Il n’a pas vu le léger mouvement de terrain, implicite surélévation de l’os, appel implicite pourtant, qui surplombe l’intaille, infime fente verticale qui confirme une absence. C’est comme une cicatrice encore ouverte dont les bords ne se souderont jamais, pli de chair capable de s’ouvrir mais qui ne le peut sans l’effet d’un autre mystère, intangible celui-là.
Ici, rien n’est sûr, pas de certitude pour l’imbécile qui ne pense qu’à épuiser son angoisse dans l’aven profond qu’il sait être tout proche bien qu’invisible lui aussi. Quand l’essentiel lui reste étranger. Que le peintre a cru pouvoir saisir, nommant origine du monde le peu qui se laisse voir. Appliqué, fidèle et pour l’occasion, modeste. Mais que voit celui qui regarde le tableau ? Encore une fois, rien. Même si quelque chose de la vie cachée parvient à transparaître dans la chaleur des nuances tombées de la palette.
C’est que l’œil jamais n’y suffira, sans ce désir qui n’exige pas mais qui sait silencieusement implorer et non pour lui. Puisque c’est là, dans le secret de ces replis, au cours d’un improbable trajet, que le désir féminin prend sa source, attendant l’offrande nouvelle qui va s’inventer. Tendre et généreuse offrande, plus généreuse que le regard, plus douce que le doigt. Lèvres étrangères et infiniment douces les unes aux autres, suscitant le jaillissement furtif, brève interrogation qui va peut-être s’encourager d’un silence conquis, d’un soupir plutôt que d’une parole, (celle-ci, longtemps après). Car la retenue s’impose et presque l’oubli de soi. Ne plus être qu’attention et vigilance à l’autre, quand tout frémit et bientôt se dévoile.
Quand l’ouverture se fait, donnant à voir ce qui régnait dans l’absence.
Encres de Marie-Lydie Joffre - site web
Tout ce qu'il demande, de Thomas Vinau
Il n’a ni conviction
Ni foi
Sa vie est aussi banale
Que celle de tous les autres
Il n’a pas parcouru la planète
Il ne s’est pas battu
Il n’a pas cherché d’or
Et il se fout autant de devenir riche
Que de changer le monde
Il ne veut pas grand-chose
Tout ce qu’il demande
Est minuscule
La faire rire malgré la fatigue
Voir ces chameaux incongrus au bord de la nationale
Ecouter Bob Marley dans sa voiture
Faire un feu le soir en rentrant
Voir la lumière entrer par la vitre de la cuisine
Lire en fumant
Ou surprendre les crocus qui percent la terre gelée
Tout ce qu’il demande
Est minuscule
Ça doit bien être possible
Non ?
Blog de l'auteur : etc-iste.blogspot.com
Illustration : Émilie Alenda, Oiseaux, acrylique sur papier, 2008, site web
Il était une fois les gens, de Nat Yot
Il était une fois les gens. Ça ne se voit pas les gens. C’est là. Genre humain. Espèce unique. Les gens disent bonjour quand ils se lèvent et bonne nuit quand ils se couchent. Entre les deux, ils passent leur temps à faire toutes sortes de choses. Mais ça ne se voit pas les gens. C’est là. Tellement présent qu’on ne les voit pas. Ils prennent toute la place. Tout autour de moi et dedans (aussi). Dedans moi, je les entends. Ils s’expriment forcément, n’arrêtent pas de me parler, me bousculent, m’empêchent d’aller. Je slalome entre des piquets de gens. Tchi Tchi. Tchi. Tchi. Bonne neige. Je dévale. Piquet de gens. Bonjour. Je me recentre. Je repars. Tchi Tchi Tchi Tchi. Bonne neige. Je dévale. Piquet de gens. Bonne nuit. Et je souffle. Et j’en pleure des gens car ils ont des certitudes et je suis si influençable. Un cours d’eau ne le serait pas plus… Rien ne m’oblige à. Qui sait vraiment ? Les gens m’obligent avec leurs certitudes et toutes ces choses qu’ils font entre bonjour et bonne nuit. Ils me poussent. Alors j’avance, en slalomant. Tchi Tchi. Tchi. Tchi. Tant pis si j’oublie mon sac, si j’oublie de mettre une culotte, si j’oublie ma mère à la gare. C’est toujours trop tard. Revenir en arrière. Toujours trop tard. Après je mets des gants pour me protéger. Mais les gens sont aussi dans mes gants. Mes gants dégoûtants. Avec mes gants dégoûtants, je ne fais pas les choses proprement, purement, clairement. C’est sale d’eux. Alors je jette les gants, mais je secrète les gens. Constamment. J’en fais des foules. Des publics hystériques. Qui m’aiment et me détestent, me scrutent et me crochepattent. Tchi Tchi. Tchi. Tchi. Je slalome tout le temps. Je ne m’en sors pas bien avec les gens. Même avec ma mère (qui est à la gare et qui m’attend).
Illustration : Peinture de Jacki Maréchal, site web
Pays au sud et Nuit à la Havane,
de François Szabó
País al sur
Araucaria
árbol erguido
en su esplendor.
Araucaria
idioma vegetal
de los Andes.
Arroyos
risueños
del sur.
Tierras bravas
de Chile
donde el ser
es hermano
de la natura
donde el sol
es el anillo
de los altos picos
Pays au sud
Araucaria
Arbre dressé
dans sa splendeur.
Araucaria
Langue végétale
des Andes.
Ruisseaux
riants
du Sud.
Terres sauvages
du Chili
où l'être
est frère
de la nature
où le soleil
est l'alliance
des hauts pics
Noche en la Habana
Noche de los ojos
de Matilde
luceros embrujados
de Matilde
Canto lento y triste
de tu mirada
azules grises
del cielo mezclado
al mar
cuerpo adormecido
en las sábanas
de los sueños
muslos embriagados
del savor
a selva cubana
Nuit à la Havane
Nuit des yeux
de Matilde
lueurs ensorcelées
de Matilde
Chant lent et triste
de ton regard
bleus gris
du ciel mélangé
à la mer
corps endormi
dans les draps
des songes
cuisses enivrées
de saveur
de jungle cubaine
Illustration : peinture de Cristobal Jodorowsky
Peau, de Pierre Autin-Grenier
Il arrive que ne sachant plus quoi faire de ma peau je m’écorche vif, la plie ensuite avec soin et la dépose sur le dossier d’une chaise; me sentant soudain léger ainsi libéré de toutes apparences je peux alors attaquer la journée du bon pied. Il en faut vraiment peu parfois, bien mince stratagème, pour d’une humeur maussade devant le miroir du matin se retrouver en cinq sec réconcilié avec la vie et, claquée la porte derrière soi, prêt à de saines folies.
J’ai connu des petits plaisantins qui changeaient de peau comme de chemise, au gré des circonstances, et sans voir que cela ne menait à rien car c’est bien en chair et en os qu’il convient de se montrer, le cœur à nu et tout le reste avec, très simplement. Certains font ainsi peau neuve chaque jour ou presque ne se doutant que sous ce qu’ils prennent pour une nouvelle manière d’être perce toujours l’âme répugnante du reptile ou l’instinct sauvage du fauve. Ignorent-ils à ce point que sous ces peaux d’emprunt il y a belle lurette qu’ils ne trompent plus grand monde ?
Certes ces journées d’écorché vif où mon vieux cuir cruellement tanné par les vicissitudes de l’existence reste en repos sur sa chaise à la maison, alors tout éclate à chaque coin de rue de ce qui m’anime pour de vrai; bonté ou crapulerie, sévérité ou gourmandise, saute comme une évidence aux yeux du premier venu et je ne puis rien dissimuler des sentiments que j’éprouve, encore moins feindre ceux que je n’ai pas. Il en résulte parfois quelque embarras, certains s’étant mépris de longtemps sur mon compte, méconnaissant jusque-là qui je suis et, m’ayant imaginé toujours bien disposé à leur égard, les voilà violemment dépités de me découvrir soudain les tenant depuis des lunes en piètre estime. À l’inverse, d’autres qui me battaient froid parce que me trouvant un air indifférent et dédaigneux, sous mon véritable jour me voyant curieux d’eux-mêmes et de leur opinion autant que soucieux de leur marquer ma déférence, ne me laissent plus une seconde pour souffler tant est pressante leur soif de me témoigner reconnaissance et amitié.
Je suis bien obligé d’avouer parfois un peu harassantes ces heures passées à parcourir la ville avec seulement mon âme en bandoulière et nulle carapace pour me protéger du jugement toujours téméraire d’autrui. Retour chez moi je remets ma peau, souvent pour longtemps; le monde n’est pas prêt, voyez-vous, à souffrir sans broncher toutes nos vérités.
Extrait de C'est tous les jours comme ça (les dernières notes d'Anthelme Bonnard).
Photographies : Joëlle Colomar, Mues d'eucalyptus,
bord du Lez, 2008
(les écarts de température entre jour et nuit craquèlent les écorces,
laissant paraître des couleurs subtiles)
Chroniques livres
Femme vacante de Frédérique Martin,
par Raymond Alcovère
« Un homme, même intelligent, est la plupart du temps prévisible jusqu'à la consternation. Posez sur lui des prunelles admiratives, flattez son ego, allez sur son terrain, reniflez-le jusqu'au fond de l'âme. A travers moi, tu te subjuguais toi-même. Mon zeste de séduction ? T'accorder un peu, refuser beaucoup. Ensuite, comme dans une recette de cuisine, posez vos mains là où il est le plus démuni, laissez lever, dévorez, c'est prêt. »
Frédérique Martin creuse un sillon profond dans ce court roman. Alice, épouse et mère, abandonne son mari et ses trois enfants pour suivre un amant, qui va l'abandonner à son tour. C'est ce moment d’intense solitude qui est raconté ici, disséqué même pourrait-on dire. Elle rencontre Adèle, une femme plus âgée, seule comme elle, rencontre improbable là aussi, mais qui va l'aider à y voir plus clair : « L'argent, le pouvoir, le sexe, c'est le trio gagnant des demeurés. Le seul véritable moteur, c'est les enfants. Ils servent d'alibi à tous les agissements. Qu'est-ce qu'on ne commet pas au nom du sacro-saint amour parental. Parce qu'ils espèrent, ces parents modèles, et qui souvent se vérifie, c'est qu'ils seront aimés, quoi qu'ils fassent. Et ils ne s'en privent pas ! Dans ce domaine, leur imagination est sans limite. » Un peu plus loin : « Ce qui fait la différence entre vivre selon des valeurs ou vivre selon des aliénations, c'est la complaisance qu'on se porte à soi-même. La com-plai-sance, Alice. Cette manière veule qu'on a d'être en sa propre compagnie et de tout se permettre pour satisfaire le tyran qu'on abrite, le petit moi qui décide. »
Femme vacante est une belle leçon de vie. « Adèle m'a transmis un bien précieux, comprendre que quand on aime, il faut laisser aller. » Le livre est sobre, superbement construit, l'écriture dense et sensuelle : « Et puis ça vient d'un coup, comme une hémorragie, une douleur massive, c'est là. Des flots de larmes, on coule, c'est le cœur. »
Éditions Pleine Page, collection 5A7, 144 pages, 14 €, site de Frédérique Martin
La fille de Carnegie de Stéphane Michaka,
par Anne Bourrel
« La nuit, les milliardaires américains ne savent pas ce que font leurs filles kidnappées par des sectes qui les droguent et les arment et les envoient braquer des banques en tueuses de petits épargnants et les milliardaires se réveillent en sueur de l’absurde cauchemar pour eux concocté par la nuit. La nuit, comment ne pas commettre des crimes protégés par la nuit ? »
La fille de Carnegie est d’abord une pièce de théâtre, écrite sur mesure pour Fred Tournaire, comédien et metteur en scène montpelliérain, directeur de la Compagnie Les Thélémites. Publiée à l'Avant-scène Théâtre, la pièce a obtenu le prix Beaumarchais et a été diffusée sur France Culture. François Guérif (éditeur chez Rivages) a demandé à Stéphane Michaka de réécrire la même histoire sous forme de roman policier.
Tourneur, Robert Tourneur, lieutenant à la brigade des homicides du secteur nord de Manhattan, est un flic raciste et borderline. Il doit résoudre une sordide affaire : un homme d'une quarantaine d'années est tombé d'une loge, à l’opéra de New York, lors d’une représentation de la Flûte enchantée. Il a été abattu de trois balles en plein visage. Le principal suspect n’est autre que Michael Clyde Lagana, à la fois ex-collègue et ancien rival de Tourneur.
Tourneur décide de mener lui-même la garde à vue, il va passer la nuit à cuisiner Lagana.
« La nuit allait être longue, se dit Tourneur… »
Stéphane Michaka nous entraîne, sur presque 600 pages, dans un récit en miroir et autre construction en abîme. Également traducteur de polars américains, l’auteur écrit en français mais avec la musique de la langue américaine ; ce qui donne à ce Manhattan de cinéma toute sa force et son originalité.
Éditions Rivages / Noir, 2008
Illustration : la Flûte enchantée
Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, par André Gardies
Il est des livres dont on devine mal, au premier abord, à quel genre ils appartiennent. Essai ? Longue interview ? Conversation ? L’auteur lui-même nous souffle une réponse, ce Michel Butor serait, selon ses propres catégories, un livre « de dialogue ». « De dialogues » serait du reste plus juste puisque la parole et les échanges se situent à plusieurs niveaux : celui de l’entretien entre l’auteur de la Modification et Roger-Michel Allemand, celui de multiples extraits d’une œuvre foisonnante, celui enfin des abondantes vignettes photographiques.
Chaque « voix » ne se contente pas de parler pour elle-même, dans l’ignorance des autres. Des effets d’échos ne cessent de mailler le livre, qui à la manière impressionniste, finit par dessiner un attachant portrait du grand auteur.
Dans sa parole comme dans les extraits de son œuvre aux mille visages, Michel Butor apparaît bien comme l’un des chantres majeurs de la modernité littéraire. De surcroît, au fil de la lecture, se développe le sentiment d’une grande proximité avec lui, grâce au ton intimiste de l’échange. Par la grâce aussi de ces petites photographies qui ne vont pas sans évoquer l’intimité d’un album familial.
Au poète totalement à l’écoute de la littérarité et de son pouvoir de questionnement répond alors la figure de l’homme engagé dans son temps.
C’est la force et l’intérêt de ce livre « transversal » : nous faire mieux aimer Michel Butor, nous donner l’envie de prolonger notre muette conversation avec lui par la lecture de quelques textes fondamentaux comme la Modification, l'Emploi du temps, 6 810 000 Litres d’eau par seconde, Mobile, ou en partant à la découverte de textes moins célèbres mais tout aussi marquants pour la modernité comme Matière de rêves, Brassée d’avril, Gyroscope (Entrée lettres) ou encore le Sismographe aventureux.
Éditions Argol 2009
Illustrations : portrait et dessins de Michel Butor
Exposition Butor sur le site de l'Alliance Française d'Halifax (Canada)
Les oubliés
Le Tout sur le Tout d'Henri Calet,
par Jean-Claude Fonteyreaud
Homme de lettres indépendant, un peu anar (comme son père) et farouche, Henri Calet est convié par Albert Camus à rejoindre le journal Combat en 1944. Ses deux premiers romans, La Belle Lurette et Mérinos, venaient de connaître un certain succès. C’est en 1948 que paraît Le Tout sur le Tout, un ouvrage entre roman et autobiographie, d’un genre hybride comme il le dira lui-même.
Un homme revisite sa ville et sa vie depuis ses quarante ans. La ville c'est Paris, XIVe arrondissement, un Paris populaire de petits métiers et de rues sans grâce, un Paris courageux et flemmard à la fois. Cette ville est à sa taille, elle lui va comme un gant, il l'a connue d’ailleurs sous toutes les coutures. « Paris en chemise, Paris à poil. »
Le récit : un métissage de souvenirs d’enfance et d’impressions fugaces avec la « mélancolie en bandoulière ». L’écriture : pareille à un labyrinthe, sentiers qui bifurquent et se recoupent, jalonnés d’un humour teinté de dérision : « Il serait trop long de raconter comment j’ai gâché ma vie. Elle tombe déjà en ruine : c’est mon mortier qui ne vaut rien. » Bref, un rare bonheur littéraire à savourer à son pas, tranquillement.
Adepte du PMU (initié par son père), il affirme qu'il est de « ceux qui misent le tout sur le tout. [....] Flambeur en amour comme aux courses, j'ai joué à peu près tout ce que j'avais. J’ai perdu ! » — on saura trouver là l’explication du titre. Puis, pour celui qui déclarait n'avoir « plus rien à dire ni à déclarer », une fois l’embellie passée, ce sera le purgatoire d’où il sortira revigoré pour une œuvre nouvelle : « Je n'ai pas peur des mots, ce sont les mots qui ont peur de moi. »
Quittant le monde à 52 ans le 14 juillet 1956, lui qui disait « j'aime ça la vie, j'en suis fou. Et d'autant plus que nous n'avons rien d'autre », il aura cette dernière doléance : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. »
Entretien
Je suis né dedans, entretien avec
Jean-Claude Bernard, éditions Encre Et Lumière, par Françoise Renaud
Impressionnante la halle où est installé l’atelier du maître-typographe ancienne cave vinicole dans le Gard cévenol. On imagine la carrure nécessaire pour l’habiter.
Pourquoi la typographie ?
Je suis né dedans, mon père était ouvrier typographe. L’opportunité s’était présentée pour lui de tenir l’imprimerie du Parti Socialiste et la nuit, il tirait de drôles de bouquins : témoignages d’étudiants d’origine arabe torturés par la police française. Un jour le quartier a été bouclé et ils l’ont emmené, j’avais 7 ans. Une sorte de transmission inconsciente entre mon père et moi.
Dîtes-nous un peu votre parcours entre l’apprentissage et l’exercice de l’art ?
J’ai suivi l’école Estienne à Paris durant quatre années. Un peu avant 68, j’ai monté une imprimerie avec des copains, on travaillait pour les organisations politiques. Après 68 j’ai bûcheronné, élevé des chèvres, et quand j’ai souhaité reprendre le fil des choses, je me suis demandé comment utiliser mon savoir — la typo avait disparu en tant qu’industrie. C’est là que j’ai découvert le champ de l’édition.
J’ai fondé Encre et Lumière en 1996. Faire un livre, c’est une belle et longue histoire, l’aboutissement d’une rencontre. Travailler avec des artistes m’a toujours nourri — qu’ils soient connus ou non.
Quelle est votre ligne de conduite ?
Il faut se libérer de la technique avant de créer. La rigueur est indispensable. Je rentre dans la réalisation sans idées préconçues. La conception, voilà ce qui m’intéresse : résonance entre texte et œuvres plastiques, papiers improbables, impressions sur végétaux, aluminium ou autre. Certains grands éditeurs m’ont inspiré comme Guy-Levis Mano et Robert Morel.
Vous êtes plutôt identifié comme éditeur de poésie, en tout cas de textes sensibles — plus d’une soixantaine de livres à votre catalogue.
Depuis 1992, j'ai pris mesure du grand nombre de créateurs (écrivains, plasticiens...) vivant en Languedoc-Roussillon, plus ou moins reconnus. Spontanément, j'ai eu le désir d’offrir une plage à leurs « écritures » à travers mon travail. Ainsi, s'est constituée une partie de mes éditions. Étant autodidacte, ma curiosité est toujours en éveil. Et puis rien ni personne ne m’y oblige à faire un livre, il faut que ça me plaise. Quand j’en prends la décision, je m’y engage à fond.
Des désirs, des espoirs ?
Continuer du mieux possible et le plus longtemps possible. Tenir bon ! C’est tellement important vis à vis de moi-même et du monde. En arrière-plan, le désir de me retirer en Cévennes pour renouer avec la rudesse d’un pays plus sauvage.
Site web des éditions Encre et Lumière
Illustrations : vignettes "Les mains du typographe" ;
peinture de Félix Rozen illustrant le livre de Janine Gdalia le Pont étroit,
parution Encre et Lumière 2009.
Arts plastiques
L’Aigo Boulido visité par Didier Leclerc
Un lieu insolite dans les dunes du Boucanet. Parasols en sagne, dunes et ciel bleu alentours. Mais c’est à l’intérieur qu’on s’ébahit. À la fois restaurant — produits frais de la mer — et petit musée où chaque objet évoque une cueillette, une rencontre, un hasard. Adjoint aux précédents, il constitue de drôles d’assemblages qui racontent des histoires.
« Rien que de l'art modeste ! » Ainsi parle Carole Guibal, la fée du lieu qui raffole de couleurs et de voyages
Note du photographe lors de sa visite le 15 juin 2009 :
« Ici les mots dorment et attendent notre visite. Des fragments de mémoire s’éveillent avec le parfum des tellines fraîchement cuisinées, à force de bouteilles débouchées. Ici, les mots se dénichent derrière l’apparence des choses. Ici les mots se reposent parce qu’ils ont perdu leur boussole. Les objets semblent lestés d’un certain poids de silence et les ardoises d’écolier tourbillonnent au-dessus du comptoir. »
Restaurant L'Aigo Boulido, plage du Boucanet, Le Grau du Roi (Gard)
Une histoire d'anoures de Claude-Henri Bartoli
Outre le visible, l’histoire d’amour, il y a des retombées symboliques étonnantes car les anoures perdent leur queue à l’âge adulte, ce qui prouve que les artistes sont et restent de grands enfants…
à suivre…
Artiste voyageur,
Claude-Henri Bartoli s’inscrit du côté des « primitifs cultivés » et de l’art magique. Expositions et réalisations en Afrique, Mexique. Il collabore avec des écrivains dont Michel Butor.
extraits d’une série dédiée à C. E., intitulée : Une histoire d’anoures,
encres de Chine noire sur Canson, 23,5 x 20 cm, réalisées à San Luis Potosí,
état éponyme du Mexique et à Montpellier