Anomalies de l’humanité, de Jeremi Sauvage

Anomalies de l’humanité et autres histoires dérangeantes, nouvelles et poèmes, les Éditions du Désir, septembre 2024

 

Le fil rouge de ce recueil de 16 nouvelles est la question des « anomalies », des « aberrations », propres à notre monde, souvent en lien avec le milieu universitaire. Aux frontières du fantastique, de l’étrange et du bizarre, les textes sont tous en lien avec l’actualité d’une manière ou d’une autre. Les nouvelles sont présentées dans une progression alternant humour et dramaturgie, toujours aux carrefours des aspects étranges de nos vies et de nos sociétés, avec beaucoup d’intertextualité et de références à divers niveaux.

 

EXTRAIT (1ère page)

 

– Voilà pourquoi ceux qui ont survécu sont coupables. Ils sont des anomalies de l’humanité. Merci pour votre attention.

*

Mon nom est Ajna Singh et je dois écrire mon histoire car je ne sais pas de quoi mon avenir sera fait, ni même si j’aurai un avenir. Je ne sais pas non plus comment réagira la partie de ma famille qui vit à Bricklane, London Tower Hamlets, et j’ai bon espoir que mes cousins restés à Delhi n’entendront jamais parler de ce que j’ai découvert récemment. Je vais soutenir ma thèse de médecine demain. Mais mon superviseur, après une longue hésitation, m’a fait comprendre que le huis-clos sera obligatoire, eu égard aux conclusions de mon travail. Aucune communication sur le sujet, pas de public, un titre large (Étude épigénétique chez les enfants atteints de leucémie myéloïde chronique), un résumé volontairement évasif…

Mes parents m’avaient prénommée Ajna en pensant que la Nature me doterait de ce fameux troisième œil du Chakra. Je ne suis pas certaine de bénéficier d’un don ou d’un pouvoir qui fait de moi une personne exceptionnelle, mais j’ai l’impression d’avoir toujours voulu être Médecin, d’aussi loin que je puisse m’en souvenir. Soigner, aider, comprendre… les trois préceptes de mon enfance. Quand on grandit à Bricklane, au risque de choquer une certaine bien pensance, je vous jure que l’on part avec un sacré handicap sur le plan de la réussite scolaire. Mais je garde comme motivation toutes les insultes que […]

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Couvées de filles de Joëlle Wintrebert

Couvées de filles, nouvelles, Au diable vauvert, octobre 2023
Illustration de couverture : Philippe Caza

Voyages dans des mondes parallèles, arches écologiques, créatures charnelles séductrices, grenier hanté, cités mystérieuses ou futures, sociétés matriarcales, transferts de corps : seize nouvelles représentatives d’un long parcours d’écriture.

 

EXTRAIT de la nouvelle intitulée Crépuscule

Debout. Droite au milieu du champ. Pieds nus dans l’herbe, éprouvant sa douceur printanière et humide. Ses jambes écartées s’enracinent. Son vieux cœur exténué bat en harmonie avec l’infime vibration de la terre. Le soleil la tient. Par bouffées, le Cers la bouscule, chargé d’arômes. L’odeur verte des pins s’y mêle à l’or sucré des fleurs de coronille. Elle hume fort, se dilate, ses bras s’élèvent…
Ses mains, ses noueuses mains que prolongent les longues rémiges fixées à ses poignets dansent autour d’elle un étrange ballet de signes. Puis le mouvement s’amplifie, s’accélère, elle s’est dressée sur la pointe des pieds comme pour un envol, enfin son cou se casse et de son visage tendu vers la nue part un cri miaulant qui s’étire.
« Ouièèh ! » répond la nue.
Elle sourit, extatique, quand elle sent passer sur ses yeux clos l’ombre du prédateur qu’elle vient d’appeler. Les années s’effacent de ses traits, ses doigts dessinent les graphes de sa jeunesse et quiconque la regarderait en cet instant jurerait qu’il lui pousse des ailes.
Bientôt, ses membres se tétanisent. Merveille, une fois de plus, de vivre ce miracle, quitter la vieille enveloppe de chair, partager le corps accueillant du rapace et chevaucher le vent…
Elle s’élève, ivre de liberté, au-dessus du petit théâtre de sa vie, joies et deuils, la solitude désormais, les murs qui se délabrent à son image mais dont les pierres centenaires sont fées, les champs démis de leurs vignes et que repeuple une jungle d’ajoncs, de genêts et de pins, la terrasse aux murets effondrés où le verger se meurt.
Sauvagerie. Son cœur se serre. Jadis elle aurait aimé ce désordre. Aujourd’hui, elle n’y voit plus qu’un douloureux chaos.

Nos attrapes-rêves, de Carole Menahem-Lilin

Nos attrapes-rêves, nouvelles, Les éditions Via Domitia, Montpellier, novembre 2023
15 illustrations peintures d’Eve Grenet

De tous âges et immergés dans des mondes tous différents, les personnages des nouvelles de Carole ont pourtant une même quête : s’engager – sans renoncer à leur intime fantaisie ni à leurs questionnements. Attraper leurs rêves, ou se laisser rattraper par eux.
Les figures qui habitent les toiles d’Eve semblent plongées dans une méditation yeux ouverts, qui interroge, elle aussi, le monde.
Le hasard, qui dans les œuvres de ces deux artistes fusionne le sensible et le symbolique, ouvre parfois de saisissants raccourcis.

Quinze nouvelles donc, autant de toiles. Carole et Eve ont découvert avec délectation combien leurs inspirations pouvaient se faire écho. Ce recueil vous invite, en trente déclinaisons, dans leurs univers.

 

EXTRAIT – in Nomades

– Je vole ! dit Mona.
Mona vole, c’est vrai. Hissée sur la barrière, ses pieds, chaussés de sandales à scratch solidement coincés entre les barreaux verticaux, le dos bien droit, elle a lâché les mains et ouvert les bras. Maintenant elle les rabat et les soulève alternativement, à la manière de deux ailes. Pas trop haut ni trop fort tout de même, pour ne pas basculer en arrière. Son petit visage doré se tourne à droite puis à gauche, menton levé elle prend le soleil, yeux fermés elle attend le vent ; elle saisit, dans ce soudain moment bleu, l’intensité des courants ascensionnels et la plénitude du monde.
– Je vole ! répète-t-elle. Elle est heureuse. Pourtant, son petit nez doit se plisser et ses grands yeux se presser fort, pour empêcher les larmes de pleurer.

Ça, c’est moi qui ajoute. Moi, sa mère.
La journée avait mal commencé. J’avais reçu les résultats de l’examen la veille. Insatisfaisants, ces résultats, avait dit mon médecin au téléphone. Comme si c’était moi qui étais en faute. Comme si j’avais échoué à l’examen de la vie.

Doubles, de Raymond Alcovère

Doubles, recueil de nouvelles, Les Tilleuls du Square / éditions Gros Textes, décembre 2022
Illustration de couverture : Jacki Maréchal

 

Je est un autre, a écrit Rimbaud. Certes ! Mais qui est-il ? Comment le découvrir, où chercher ? En laissant infuser le rêve…

Ces vingt nouvelles ouvrent des portes vers le mystère des doubles, de l’altérité, où surgissent des coïncidences, des correspondances, des éclaircies, un trouble… Le réel, l’Histoire, l’art en sont la trame, mais aussi une quête de la lumière, une possible transcendance…

 

 

 

EXTRAIT

Partir, en bateau, découvrir des aurores bleues, jaune pale, des matins calmes ou bouillonnants, les odeurs de rouille des ports abandonnés, me saouler dans des bars avec des filles faciles et puis partir toujours, pour pouvoir revenir, aimer à la folie la chaleur des nuits d’hiver dans les ports, et encore ce mouvement incessant des bateaux, trépidation, effluves, oublier, oublier le temps, juste une aurore nouvelle au bout du chemin avec l’horizon bleuté et la lumière mouillée du grand large. M’arrêter à Mindelo avec ses squares rectilignes et ses bateaux rouillés, abandonnés au milieu de la rade et les bars, boire du rhum jusqu’à ne plus rien voir, et penser que le monde m’appartient. Voilà ce que j’ai aimé, choisi. Tout plutôt qu’une vie régulière à terre où demain ressemble à aujourd’hui, où l’horizon est borné, les humains prévisibles, le mystère récurrent. En mer, il y a toujours un après, ce grand vent du large qui balaie tout, le sentiment cosmique de la vie. La terre ferme refroidit les hommes, les rend inaptes à vivre, la mer libère de tout, elle n’enferme rien, plus loin on peut toujours rêver une île inconnue, le déchaînement d’une tempête, une aurore boréale, une lumière étale, l’envol des fous de Bassan, un havre de paix. Les ports ne sont pas sur terre mais regardent dehors. Ils ne sont là que pour partir.

 

Un précieux tumulte, de Jean-François Morin

Un précieux tumulte, nouvelles, éditions de L’Harmattan, octobre 2021

On se rend à Belleville ou à La Havane, Denain, Nice ou Saïgon. Et l’on tombe sur quoi ? Le tumulte. Partout présent et toujours recommencé. Et cette constance des individus à vouloir bâtir et rebâtir. En dépit des nuages qui se sont amoncelés. Car l’humanité ne manque jamais d’espérance ni d’ingéniosité.

 

EXTRAIT

Il y avait, gravée dans la mémoire de Jean, cette photographie de la poignée de mains entre Hemingway et Fidel Castro, prise par Alberto Korda en mai 1960, dans le port de Cojimar, lors d’un concours de pêche en mer. Et une phrase, « si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient à la surface du globe », prononcée par Che Guevara à La Havane, lors de la conférence tricontinentale d’août 1967. Et plus tard encore, la victoire des troupes cubaines contre la CIA et l’Afrique du sud, alors raciste, en 1991. Mais chère payée, dix mille guérilleros tués.

Il y avait… Puis le silence était retombé sur les grands boulevards de cette époque d’avant la Chute du mur.

Mais, éternellement présente, la bobine des présidents des États-Unis, étrangleurs de nouveau nés, qui cherchaient à noyer dans la bassine des Caraïbes, le petit chat tigré à rayures blanches, métis et bleues. Pour convenances personnelles.

Avant que l’un des leurs, en 2015, un Noir longiligne et musclé, soutenu par un pape souriant, aux vêtements d’albâtre, ne décide à ses risques et périls, et seulement à la fin de son mandat, de desserrer l’étau. Pour quelques mois. Car lui succéda un bateleur, une galette sur le crâne, mi blondasse, mi rouquine, pisseuse, un être tout à fait hystérique, violent et louche qui a coupé tous les robinets du commerce avec Cuba.

Alors, Jean s’était demandé : comment aider la Révolution ?

Cette photo de triplées, prise par l’auteur à Saïgon en 2012, a inspiré les dernières lignes de son ouvrage. (commentaire de l’auteur : Le pauvre père ?)

 

Le désenchantement, nouvelles de Philippe Castelneau

Le désenchantement, nouvelles, autoédition, février 2019

Les seize textes qui constituent ce livre ont été écrits à des moments différents, souvent espacés dans le temps. Noirs ou fantastiques, tour à tour microfictions ou nouvelles, il me semble pourtant, qu’en dépit de leurs différences, ces récits tournent tous autour de la même obsession, relèvent tous du même questionnement : comment vit-on aujourd’hui dans un monde aux repaires fluctuants, quand c’est la loi du marché qui régit jusqu’au plus intime de nos existences ?

On peut se résigner, au point de perdre ce qui nous reste d’humanité. On peut aussi faire le choix de se battre, avec les seules armes à sa disposition : la littérature et les livres, par exemple. S’émerveiller du monde et vouloir le réenchanter, se prendre pour Don Quichotte, voir des châteaux magiques dans les plus modestes auberges, démasquer les princesses grimées en paysannes, affronter les monstres maléfiques tapis derrière les moulins à vent : passer derrière les apparences, et voir enfin le monde tel qu’il est.

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Repas de fiel, de Janine Teisson

Repas de fiel, nouvelles, collection Les Lunatiques, Le mot fou éditions, juin 2017

Vingt courtes nouvelles qui confrontent les personnages à leurs démons ― à moins que ce ne soient à leurs anges intérieurs dont le poids contraste avec l’air extérieur. Ici l’être profond se transforme, s’exprime ou crie. Un sourire deviendra salvateur, une coupe de cheveux propulsera Mathilde dans son passé : des mains interdites qui caressent ses cheveux, celles d’un allemand. La peur de l’enfant laid entraînera l’avortement à six mois de grossesse. Une naissance, devenue secret d’adulte, entraînera l’incompréhension d’enfants et laissera des séquelles… Et ces séquelles, et cette violence, ils en ont tous, subies ou provoquées comme Kourigba avec un trou à la place de l’oeil gauche, comme ces enfants trop curieux et impatients de voir la femme la plus grosse du monde… Kadjidjia qui tue les fourmis, cet homme qui s’acharne à tuer un chat, cette chenille avalée lors d’un repas professionnel, ce spectacle d’une marionnette, insoutenable. Tous ces êtres sont-ils manipulateurs ou manipulés comme cette pauvre marionnette ? N’auraient-ils pas avalés eux aussi une chenille de fiel pour être aimés ? Des personnages attachants enfermés entre libre arbitre et jugement des autres — voire jugement dernier. Les fées dans la dernières nouvelles nous avertissent « Tu te méfieras du MOI car il n’est pas fiable et tu le détesteras car le MOI est haïssable […] tu le transformeras, tu le repeindras aux couleurs qui plairont aux autres. […] Et si hélas, les fées s’étaient un peu trop penchées sur notre berceau !