Un article de Jean Azarel
Après s’être quelque peu perdu dans des films en couleur un rien maniérés, Philippe Garrel retourne aux sources et redevient avec L’ombre des femmes le magicien qu’il est depuis un demi-siècle. En 1971, je découvrais son premier long métrage underground culte, La cicatrice intérieure avec Pierre Clémenti et la muse-compagne qui bouleversa sa vie et son cinéma, la chanteuse Nico. Les membres de ce trio, par leur créativité, leur singularité, et osons le terme, leur romantisme, ont aussi bouleversé mon existence. Je n’ai jamais depuis cessé d’aimer ce grand frère intransigeant de Garrel, cinéaste de la pauvreté (il fut un temps où il tournait à la caméra à la manivelle avec les bouts de pellicule ramassés dans les poubelles), peintre et graveur génial des tourments sentimentaux extirpés des regards de ses modèles. Conteur d’histoires finalement simples comme la vie, même si la nature humaine les complique exagérément.
Dans L’ombre des femmes, celui dont on a dit qu’il avait « une caméra à la place du cœur », servi par un noir et blanc magistral, la musique minimaliste de Jean-Louis Aubert, et la concision du discours (durée 1h13), déroule fusion passionnelle, effritement du couple, trahison, amants de secours, remords puis pardon, petits arrangements entre amours, réconciliation finale, bien que le happy end laisse planer le doute. On retrouve en filigrane les obsessions habituelles de Garrel magnifiées par l’image : les vicissitudes de l’art, la nécessité du mensonge, les chambres d’hôtel minables et les intérieurs chiches, l’inéluctable de la perte, le masochisme du manque, l’inconstance humaine.
Les personnages principaux d’un triangle intemporel sont joués par Clotilde Courau qui campe une épouse amoureuse époustouflante de dignité et douleur longtemps contenue avant d’exploser. Elle donne la leçon, au sens noble du terme, à Stanislas Mehrar, le mari, veule et buté à souhait. Car l’ombre des femmes, de cette femme en particulier, cache une lumière trop forte pour l’homme qui la reçoit, d’autant plus forte qu’il est déjà aveugle de trop d’orgueil. En contrepoint, la jeune maîtresse jouée tout en pulpe et sensualité par Léna Paugam s’agite comme un fanal éclairant la nuit de l’antihéros mal en point. Ici, la chair est gaie pour un temps, passant de l’ombre à la lumière, mais vouée à tomber brutalement dans l’obscurité de la rupture. Avec L’ombre des femmes, plutôt encensé par la critique, Garrel construit obstinément à travers les décennies le puzzle d’une œuvre unique, détestée ou vénérée, en maître des émotions, pour un public qu’on peut souhaiter enfin moins maigre que d’habitude.