Les Olympiades truquées, de Joëlle Wintrebert

Les Olympiades truquées, roman, collection Les Poches du Diable, Au diable Vauvert (réédition), mai 2024

 

Dans un avenir proche où le clonage humain et les manipulations biogénétiques sont désormais courants, les Jeux Olympiques sont à la fois vitrine et métaphore de la puissance humaine : champions et championnes doivent vaincre à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences…

Deux jeunes femmes, Sphyrène, championne de natation, et Maël, clone d’une compositrice virtuose, affirment pourtant, envers et contre tous, leur droit à la liberté et au respect de leur corps et de leur vie de femme. Rien ne les arrêtera.

 

 

EXTRAIT

Il y a cette rotonde incroyable, pierres apparentes et tentures de velours écarlate chamarré d’or. Sur et devant les murs est alignée comme pour une parade une collection d’instruments et d’appareillages destinés à des plaisirs sadiques.
Et puis, vautrés dans leurs sofas noirs, tous ces hommes, vêtus de toges rouges, qui me regardent. Pas de femme. Si, une, au fond de la rangée, là-bas. Mais est-ce bien une femme ?
J’ai le trac. Je sais ce que je dois faire. Comme d’habitude. Facile à dire. Je ne connais pas cette Loge et mes mains tremblent. De peur. De faim aussi. Cela fait une semaine que je lutte pour échapper à l’engrenage, et sans représentation, pas d’argent.
Pourtant, ce n’est pas la faim qui m’a conduit en ces lieux. Non. C’est cette soif éperdue d’une dépense physique exaltée par la souffrance. Et je ne peux plus la trouver ailleurs, désormais.
Malgré moi, je frissonne. L’espace d’un instant, saisi d’une incoercible envie de fuir, je crois que je vais me ruer vers la sortie ; évidemment, je me domine. La peur fait partie du jeu.
On ne fait pas attendre les Sadmas. C’est une règle absolue. Un contrat accepté doit être honoré, sans temps mort, sans retard.
Lentement, comme on me l’a appris, je me coule hors de mon peignoir, exhibant l’un après l’autre chacun des muscles qui transforment mon corps amaigri en un arbre noueux. Puis je m’approche de l’estrade où m’attend ma « victime ». Un hors-d’œuvre, l’homme est incroyablement efflanqué.
Le silence se fait dans la salle tandis qu’un roulement de tambour annonce ma prouesse.
Les organes génitaux de l’homme sont déjà très étirés. Je n’ai aucun mal à m’assurer une prise solide sous les testicules et à hisser le malheureux à bout de bras, d’une seule main.
Des applaudissements me saluent. Mais le spectacle ne fait que commencer. Je sais que les corps à soulever seront de plus en plus lourds. Je sais que je devrai bientôt mobiliser tout mon apprentissage d’haltérophile. Voilà pourquoi je continue à hanter les loges des Sadmas. Je veux me prouver, contre l’Institution qui m’a rejeté, que je suis capable d’améliorer encore mes performances.
Quand arrive le clou de la soirée, un homme énorme, obèse, qui doit bien peser deux cents kilos, j’hésite. Un voile rouge aveugle mes yeux, ma tête est en feu, mes muscles si contractés qu’ils sont agités de spasmes incontrôlables. Les huées de mon public me remettent en selle.
Pinçant au hasard dans la masse de chair de mes mains transformées en tenaille, j’arrache mon partenaire qui couine son plaisir douloureux. Je le maintiens en l’air une seconde, au-dessus de moi.
Brusquement, c’est comme si le dernier ressort qui me tenait tendu lâchait. Je m’effondre. L’haltère vivant m’écrase.

Lorsque les Sadmas eurent retourné le corps du sportif déchu, ils constatèrent, dépités, que l’expression pacifiée de la mort suppléait la grimace de souffrance qu’ils s’attendaient à déchiffrer sur les traits de l’homme.

 

Pollen, de Joëlle Wintrebert

Pollen, anticipation, collection Les Poches du Diable, éditions Au diable vauvert, mars 2021
Illustration de couverture : Olivier Fontvieille


Sur Pollen, une civilisation matriarcale, utopiste et pacifiste maîtrise la reproduction par manipulation génétique et gestation in vitro.
Pour éradiquer la violence, elle a fait naître un garçon pour deux filles et relégué ses guerriers sur un satellite. Mais toute société de contrôle porte en elle les germes de la rébellion…

 

EXTRAIT

Mon arbre, avait-elle murmuré plus tard, tout son être réunifié, caressant de ses lèvres le néoderme sous lequel coulait la vie. Quand il y avait trop de questions, la sève donnait des réponses.
La nuit était très avancée quand elle avait appelé Kindia. La marraine n’était pas couchée. Elle avait attendu, patiente, non des excuses mais la preuve que Sahrâ n’allait pas se détruire. Oui, les guides croyaient bien faire en obligeant les jumelles de Sandre à reprendre une vie normale. Toute sollicitation paraissait préférable à l’enfermement du chagrin.
Et Sahrâ marchait, les doigts crispés sur la main de Salem, entre les cuves où se développaient les triades, écœurée de s’apercevoir que le processus n’était pas si différent de celui des cuves à viande dont on leur avait appris le fonctionnement six mois plus tôt.
Autour d’elles, des filles poussaient des trilles d’oiseaux excités. Sahrâ remarqua que beaucoup de garçons s’étaient séparés de leurs sœurs et, rassemblés, chuchotaient en regardant le système vasculaire des endomètres où circulait un sang artificiel mû par des pompes électriques.
La forte voix de Grimsel expliquait les mécanismes du développement depuis la formation du blastoderme. Une lumière rétroprojetée éclairait les matrices tour à tour, appuyant ses propos. Derrière les muqueuses villeuses aux veines rouges, on discernait des formes de moins en moins petites. Sahrâ tressaillit en découvrant dans plusieurs cuves des triades presque matures et qui se tenaient enlacées.
Elle ne doutait pas d’avoir étreint elle aussi son frère et sa sœur dans la matrice. La nostalgie la frappa si fort qu’un vertige la prit. Elle dut se cramponner à Salem pour ne pas tomber. Grimsel les surveillait sans doute, conscient de ce qu’on l’avait obligé à exiger d’elles, ce jour-là. En un instant, il fut là, soutenant Sahrâ, disant qu’il les dispensait de la partie théorique du cours, qu’il les autorisait à regagner leur nid.