Je ne cours plus après mon ombre, roman, éditions Domens, août 2024
La petite fille ne court plus après son ombre. Elle s’y repose. Soupèse le poids de l’enfance. Recompose un univers.
Travail de débroussaillage pour arriver à recoudre toutes les ombres.
EXTRAIT
Il y a les jours où j’ouvre la main et je les sens. La paume vers le ciel, je soupèse leur présence. Ce n’est pas lourd – pas léger non plus. C’est là, à mes côtés. Une énergie qui prend appui dans la chair. Ce qui circule en moi et que je ne connais pas. Je sais que je les porte.
Sans pouvoir les nommer. Ne pas leur donner forme.
C’est là.
Une présence emmagasinée, un élan… que je ne possède pas.
Parfois je les appelle. Toutes.
J’ouvre la main et je les sens. La paume vers le ciel, je soupèse leur présence. Les jours où le vide a pris trop de place. Je les appelle. Elles sont là.
Sans qualificatif. Sans verbe d’action.
Pure présence.
Celle qui a travaillé la terre pour les propriétaires, qui a cousu pour les riches et qui n’a pleuré que pour elle
Celle qui est restée emmurée dans sa chambre pendant vingt- trois ans quatre mois et douze jours
Celle qui a davantage aimé son mari mort que vivant
Celle qui pose pour la photo – raide et empesée – son nouveau-né sans les bras
Celle qui a osé se peindre les ongles en rouge sang
Celle qui raconte pour le plaisir d’ouvrir ses cicatrices et de raviver ses blessures
Celle qui rêve sa vie plutôt que de la vivre de peur de salir ses pensées
Celle qui n’a pas le temps d’éplucher ses sentiments, ni le loisir d’aller au vif de sa brûlure
Celle qui parle sans s’arrêter pour ne pas se poser la question de ce qu’elle a à dire
Celle qui aimant trop les hommes a oublié qu’elle en a un
Celle qui, consciente de l’urgence de la tâche, les bras chargés d’enfant, de lessive et de pot-au-feu – a dérobé le droit à la souffrance
Celle qui enveloppe sa peine dans du papier journal comme des pelures de pommes de terre.
Je me souviens d’elle. J’étais encore enfant.
Suzanne. La voisine d’en face. Maman et mes tantes. Germaine et Adélaïde. Oui, c’était leurs noms.[…]