L’Ermitage, 1986, récit
« Sur le seuil de votre porte il s’est arrêté. Il était livide mais ses yeux brillaient. Vous étiez déjà entré. La porte était grande ouverte. Lui, au milieu, entre nous. J’ai pressenti ce qu’il allait dire avant même qu’il le dise. Vous vous êtes retourné sur lui, immobile. Vous avez voulu parler, poser une question, je ne sais pas. Il a tendu un menton cruel vers moi. Il m’a désignée. Il a demandé : Elle aussi ? Vous avez tardé à répondre. Le silence est devenu coupant comme une arme blanche. Vous avez hésité longtemps, très longtemps, avant de répondre. Je vous ai senti hésiter de toutes les fibres de mon corps. Il souriait, ironique. Il était à peu près sûr de sa victoire. Vous hésitiez. J’ai eu mal, si mal de votre hésitation. Je ne bougeais pas.Je ne respirais pas.
C’est presque en vous excusant que vous avez lâché : Elle aussi.
Il m’a toisée. Nous sommes entrés. » (P49-50)
L’Alliance, 1988, récit
« Tu es étonnante. Tu es comme les enfants, qui veulent à chaque instant le même conte, qui n’acceptent pas d’en entendre d’autres. Tu es comme eux mais tu n’as pas leur innocence. Je sais ce que tu veux que je te dise, alors je vais le dire. Du balcon, j’ai découvert, sortant du café, une silhouette longue et courbée, une singulière silhouette, toute repliée sur elle-même, rasant les murs mais marchant d’un pas énergique. D’abord je ne l’ai pas reconnue. Je l’ai suivie du regard. Ce n’est que lorsqu’elle a tourné au coin de la rue, que j’ai compris que c’était elle, la même, elle » (p14)
Heures, 1995, nouvelles
« Un jour, il n’y aura plus de matin après la nuit. Un jour, il n’y aura plus rien.. Le soleil ne rasera plus la rivière Un jour, il n’y aura plus de jour. Il ne sera plus rien.
Le vieil homme ferme les yeux. ( Sexte, p11) »
« Elle revient vers les disques. Le hasard tranche. Le chant rauque d’une tzigane monte à l’assaut de l’ombre, lentement la dévore. Il n’y a bientôt plus d’autre mystère que le mystère de cette voix phosphorescente qui diffuse dans la nuit sa troublante lueur. (…)Ce disque craque aussi. Elle ne l’entend pas. Elle n’entend que la voix qui roule dans ses inflexions l’infini tourment des exclus et la joie infinie des errants. Un message outre-nuit, outre-temps, pour elle, lovée sur sa solitude. » (Complies, p30-31) »
« L’heure est aux vieillards. En ce point de la ville, ils sont seuls à déambuler. Le jour, malgré tout, les a tirés du lit. L’oisiveté leur pèse, rend leurs pas hésitants. Ils se croisent sans se parler, sans se regarder. Ce qu’ils partagent reste secret . (Tierce, p43) »
In memoriam Cassiopée,1996, journal
« Novembre 85
On me dit que tu es très malade, qu’il sera difficile, cette fois, de te sauver. Mais malade, tu l’as déjà été, je t’ai soignée, tu as guéri. Tu n’es pas si vieille chatte. Il y aura dix ans au printemps que nous accordons nos existences. Ensemble, nous avons voyagé, déménagé. C’est toi qui as choisi l’homme qui partage ma vie (p.11)…
Le 13 Octobre 87
Depuis le début de ta maladie, ma toute belle, je t’écris comme on prie. Ma prière, désormais, est sans objet » (p 19)
Marine, 1996, récit
» Une femme était appuyée le long d’un mur. Plus loin, d’autres femmes bavardaient entre elles, bousculées par des enfants qui se battaient entre leurs jambes.
L’immuable était là, construit, donné, immuable pour l’éternité.
elle voyait tout. elle sentait tout.
elle avait renoncé à comprendre.
Des hommes, attelés, tiraient les premières barques sur le sables.
Les femmes restaient à leur place, muettes maintenant.
Les enfants s’approchaient des pêcheurs, cessant leurs cris.
Les chiens, en cercles, serraient les barques, toujours affectant de sa poursuivre.
elle marcha vers les femmes.
Quand elle les eut atteintes, elle hésita, puis les dépassa.
elle savait trop qu’elle n’était pas des leurs.
elle alla s’installer dans un café du port.
Des vieillards jouaient aux cartes.
Elle commanda à boire.
Les chiens attendaient, certains couchés, le museau entre leurs pattes.
Les femmes ne bougeaient pas. Elles donnaient l’impression d’attendre, comme les chiens.
Les bateaux étaient de plus en plus nombreux.
L’immobilité des femmes l’agaçait, elle se leva, paya et repartit »
( p. 35-36)
Clichés, 1998, récit
« De l’homme, ici, ne subsiste qu’un nom. Dans l’entourage proche, personne ne l’a connu. Il tient de la légende. Il arrive qu’on le confonde. Son nom traverse fréquemment les soirs de confidences, l’été sous les grands arbres, l’hiver au coin du feu, quand l’intimité d’une chaleureuse affection rapproche, invite à l’épanchement. Chacun trouve dans le récit d’un autre matière à commentaires et, plus souvent encore, à comparaisons. On s’étonne, on s’indigne ou l’on rit de concert, selon le ton de l’anecdote. L’obscurité aidant, on s’attendrit sur soi. On se désapprouve de s’être jadis montré crédule. On s’accuse d’erreurs de jeunesse. On s‘assure réciproquement qu’on ne s’y reprendra plus. (p23)
La Légende, 1999 , récit
» Quand je ferme les yeux il me semble le voir, tous les trois, à bord du grand paquebot qui s’éloigne lentement du quai. Francis est sanglé dans un impeccable uniforme blanc, bien que ce soit déjà l’automne, mais ils se destinent à de plus tropicales contrées. Tient-elle fièrement dans ses bras sa fille de quelques mois, comme sur cette photo plus tardive elle arbore son ils, le tant aimé, maternité en gloire ?
Le tableau serait idyllique mais on peut en douter.
(…)
Elle n’a, de fait, et passionnément, aimé que deux êtres au monde : son premier fils et son second mari. Au point, avec le temps, de parfois les confondre » (p 20)
» Combien de temps la famille est-elle restée sans nouvelles de Francis ? (…) Et qui les a avertis de son exécution ? Son commandement je suppose ? Mais la légende, plus poignante, affirme que c’est un Japonais, officier de surcroît, et immensément grand – s’il n’est existait qu’un,il était destiné à être le messager de notre malheureuse légende – lequel se serait incliné, en l’absence de l’épouse, devant la fille, trop éberluée par l’étrangeté de la situation pour s’en effrayer, et aurait aboyé dans un français guindé : « Mademoiselle, c’est moi qui ai eu l’honneur de tuer votre père « . L’honneur – de – tuer – votre – Père- ? Soit. » (91-92)
Une traversée slave du siècle, 2002 mémoires recueillies, mise en forme et commentée de Catherine Pillet – de Grodzinka
« Quand Ekatérina Alexandrovna von Grodzinska arrive à Paris au début de novembre 1932, elle porte avec légèreté et insouciance vingt-et-une années d’une histoire pourtant agité, dont témoigne la diversité de ses surnoms : Katioucha ou Katenka pour le premier cercle d’intimes russe, Kassia ou Kassienka pour le polonais, Katroussia pour l’ukrainien, Katia également dans les trois langues, pour le second cercle.
Catherine Alexandrovna est née à Saint-Pétersbourg en 1911, le 5 juin du calendrier julien – pour nous le 19 » (p. 8)
« je lui avais fait part de mon enthousiasme pour la littérature russe du siècle dit d’argent, soit les années dix, vingt et trente de celui-ci. Je pensais lui faire plaisir, la sachant, ou plutôt la croyant –.mais la chose , comme on verra est plus complexe – Russe. Qu’elle connût les auteurs dont je citais les noms ne m’étonna pas (…) mais elle avait aussi connu les personnes ! La Marina Tsvéaîeva de mon Panthéon, elle l’avait rencontrée à Meudon. Et tel et tel encore. ( …) Catherine avait des souvenirs précis du début de la Révolution, des souvenirs d’enfance, à hauteur d’enfant. » (p. 13)
« Je suis montée dans le wagon avec maman. Les portes étaient ouvertes des deux cotés. La dame avec la petite fille s’y trouvait, ainsi que l’homme qui veillait sur les cartons. Tout à coup, j’ai vu – je me suis dit : « ce sont des Chinois » – ce devaient être des Mongols, avec des fusils déployés en éventail, en uniforme de l’armée rouge. Un des soldat a crié à ma mère « Prends tes gosses et fous le camp ! ». Maman s’est jetée sur nous, la dame sur sa fille, et nous nous sommes précipités dehors, par l’autre porte ouverte, sur le ballast. Là, une balle a frôlé ma joue, à gauche, il en est resté quelques jours la trace d’une brûlure, ce qui me remplissait de fierté. Mais ma vie a failli s’achever à Jitomir » (p. 27)
Mélancolies d’une amazone, 2004, récit
« J’aimerais pouvoir penser qu’en cet automne terrible a voyagé au-dessus de nos têtes une planète maléfique, projetant son ombre néfaste sur la prairie de nos vies. Nous envisager comme seuls, simples jouets d’imprévisibles et malchanceuses coïncidences m’attriste, me désespère. Je voudrais qu’il y eût un sens, le chercher, le trouver. Mais la douleur, la maladie, la mort n’ont jamais eu le moindre sens. Et je le sais.
Reste à s’y résigner. » (p.117)
Lueurs suivies de Monodies, poèmes et proses poétiques
Seule et sans âge, la vieille amante rit
Elle croit ses rides de l’amour
Ses cernes du plaisir
La vieille amante rit
– Qui crie dans la nuit ?
– Ne te retourne pas
C’est un enfant qui geint
Tu te reconnaîtrais
Bientôt
Il ne restera plus
Du grand crépitement des rêves de l’enfance
Qu’un amer soupçon de la mort
Monodies
La mer, grise dès le matin. Le ciel, lointain, indéfini, tout entier envahi d’un épais nuage qui peu à peu s’est assombri. Et l’eau profonde et anthracite. Et l’écume éclatante. Ce soir, enfin, l’orage crève…
(…)
Après la pluie, les fleurs. Il en éclot de toute part. Il me semble à l’aube que ce sont elles qui chantent. Mais non, ce sont les oiseaux.
« l’île »
Marginales
Cependant c’est en hier que vous avez brillé de vos derniers feux, le vingt-deux février deux mille deux, à la parution de « notre livre ».
Le maire de votre village, que vous aviez connu encore adolescent, avait voulu profiter de cette occasion pour rendre, au nom de tous, l’hommage qu’il vous savait dû. (…)
Pour la lecture dont je m’étais chargée, outre quelques anecdotes plaisantes, et quelques péripéties, dont certaines frisaient l’extravagance, j’avais retenu les passages évoquant les subtilités politiques et linguistiques de votre famille et la complexité de l’identité nationale – quasi insoluble problème historico-géographique commun à toute l’Europe Centrale – de votre Volhynie d’origine, question que vous aviez remarquablement résumée, et réglée, d’une formule : Était-ce la Russie, la Pologne, l’Ukraine ? Disons que je suis volhynienne. (…)
Vous aviez clos la séance de bout, en possession de tous vos moyens, résolue à aller jusqu’à épuisement de l’émotion qui vous habitait, ce sentiment de gratitude infinie que vous éprouviez à l’égard de tous, pour l’hospitalité immédiatement offerte, constamment renouvelée, durant ces quelques trente années. Vous vous souveniez de la première impression ressentie en traversant le village, la vibration intime de la terre qui, bien que rouge, vous semblait identique à celle de votre Liniov d’origine – que vous pensiez alors ne plus jamais revoir – (…) Des centaines de paires d’yeux sur nous braquées, un bon nombre s’étaient embués. La fatigue avait fini par vous rattraper, votre langue s’était embrouillée, mais au dernier remerciement bredouillé, les participants s’étaient levés, vous applaudissant, le temps d’une interminable ovation. Et c’étaient les vôtres, d’yeux, qui n’y avaient pas résisté.
« Addenda »
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