éditions Climats
LES W-C
En dépit de leur appellation et d’un bel euphémisme, les lieux d’aisance, en ce temps-là, étaient toujours inconfortables : réduits obscurs et humides au fond d’une cour, guérite plantée à l’autre bout du jardin, abris précaires aux matériaux hétéroclites, installations sommaires de plein-vent (un trou, deux planches), à quoi il convient d’ajouter les innombrables, les inopinés et souvent ingénieux points de chute que le besoin, l’imagination, la poussée de l’urgence surtout, inventaient subitement au milieu des taillis, dans l’encoignure d’un mur de clôture, au pied d’un talus, derrière un tronc d’arbre ou parmi les hautes herbes, toujours chatouilleuses.
Par un miracle constant, les portes, lorsqu’il y en avait, ne fermaient jamais. Cela donnait naissance à une véritable poétique du bricolage : cordelette que l’on tirait à soi en l’agrippant afin de préserver un équilibre périlleux, clou recourbé faisant office de targette et que concurrençaient les bouts de ficelle usés par le frottement, les chevilles de bois taillé, remplacées bien souvent par de simples bâtonnets ramassés avant d’entrer, la chaînette rouillée dont les anneaux cédaient un à un, ou encore le crochet vissé dans lequel bleuissait l’index. Lorsque le temps, l’usage ou la négligence avait eu raison de toute cette ingéniosité, il ne restait plus, bras tendu, accroupi, en équilibre sur la pointe des orteils, qu’à tirer la porte vers soi, la tenir d’une main crispée tout en guettant les moindres bruits et crier avant qu’il ne soit trop tard : » y a quelqu’un ! ».
Destinée à ne s’accomplir que dans des lieux délabrés, relégués à la périphérie ou improvisés sous la pression du besoin, par le bannissement qui ainsi la frappait, la fonction excrémentielle se marquait du sceau de l’infamie.
L’ordre social veillait à ce que la pause quotidienne fût l’occasion d’un apprentissage, non pas seulement de l’inconfort – dont il s’accommodait sans trop de peine – mais surtout du rapport au corps. Car la défécation n’était pas, en dépit de son intimité reconnue, pour autant défalquée de la dette publique. Elle donnait lieu à un travail insidieux qui, dans le silence de son ignorance, fonctionnait parfaitement.
En refusant de la reconnaître, puisqu’il ne prévoyait rien pour l’entretien ou l’amélioration de ses lieux d’exécution, le budget familial reléguait cette activité corporelle au dernier rang des valeurs morales. Fidèle en cela, du reste, à une certaine logique. Si l’excrément n’est que le résidu d’une combustion intérieure, le reste inutile d’un cycle de transformations, s’il n’est donc qu’un déchet, sa valeur est nulle ; par là il s’exclut de l’échange social. Satisfaire ses besoins c’était donc, comme il advient au lépreux, s’exiler du monde et subir la misère du paria. Le corps déchu devenait honteux.
Surtout lorsqu’il subissait cette suprême injure qu’était l’instant de l’essuyage. Car, bien souvent, après avoir, l’œil collé entre les fentes des planches, l’oreille tendue vers l’espace invisible, guetté et prévenu toute irruption importune, au moment donc où allait prendre fin cette douloureuse attente (les genoux pliés s’étaient depuis longtemps ankylosés) puisqu’il ne restait plus qu’à procéder à une toilette hâtive, sa main d’abord, en tâtonnant dans les coins, son regard ensuite, en vérifiant ce que la première avait pressenti, constataient que rien n’avait été prévu pour effacer les traces de la souillure. Seul un reste de papier, parfois, sous l’effet des courants d’air, s’était réfugié dans un angle, mais aussi dérisoire et frangé qu’un vieux timbre de collection, ironique et désespérant, il ne faisait qu’attiser le désarroi.
L’angoisse brusquement lui chauffait les oreilles. Big Bill le Casseur, même dans ces moments où il risquait sa vie – au moins une fois par épisode -, n’avait jamais connu pareil péril. Son exemple ne pouvait lui être d’aucun secours ; lui aussi l’abandonnait lâchement, seul au fond de sa guérite.
Pas question d’attirer le ridicule sur soi en appelant pour réclamer le papier absent ; il fallait, comme dit le langage d’aujourd’hui, s’assumer. Certes, les zébrures qui graillonnaient sur les murs – preuve tangible qu’il n’était pas le premier à subir pareille déconvenue – lui suggéraient une solution, mais il y répugnait. Alors après avoir, agenouillé, le nez écrasé contre les planches, glissé le bras vers l’extérieur dans le bâillement de la porte et tâtonné comme un aveugle, à la recherche de quelques plantes miraculeuses à larges feuilles, puis, à défaut, d’une touffe d’herbe introuvable, il ne restait plus qu’à tenter une sortie. Toutes les précautions ayant été prises pour ne pas être vu, il s’agissait, à croupetons, les jambes entravées par la culotte baissée, de filer au plus vite, en se déhanchant comme un canard, jusqu’au plus proche taillis protecteur.
L’économie domestique inculquait les principes de la morale plus sûrement encore qu’un livre de préceptes, car son efficacité provenait de son lieu d’application : c’était sur le corps – les gestes, les désirs, la fatigue, la gourmandise ou les répulsions – qu’elle exerçait son travail, à la façon de cette machine qui assujettissait les bœufs et les chevaux difficiles et que désignait justement – et étymologiquement- le mot « travail ».
IMAGES D’HIVER
Pourquoi cette présence têtue des départs matinaux pour l’école, dans la nuit de l’hiver ? Les pédales étaient grippées par le gel. Le vent soufflait sur les gerçures des cuisses nues et les moufles tricotées avaient souvent des trous. Il traversait les halos des réverbères avant de replonger dans la pénombre. En passant dans les ornières gelées, la roue faisait craquer la glace. La bobine de la dynamo ronflait contre le pneu, et ce bruit, répété, lancinant, devenait un étrange compagnon de route. Peu à peu, de l’engourdissement douloureux, montait le sentiment de soi, avec un goût de solitude.
L’école était loin, beaucoup plus loin qu’au printemps. Il y avait dans ces trajets comme l’égarement que produit la fin d’un amour.
Au crépuscule, porté par le vent du nord, il entendait le sifflet des locomotives, parfois le roulement du convoi lui-même, qui se propageait dans la nuit. Ces signes d’une lointaine activité humaine pénétraient comme par effraction dans la cuisine et soulageaient l’ennui des devoirs. Le nez penché sur les carreaux du cahier, les doigts tachés d’encre, distrait, le regard absent, il suivait mentalement le fanal rouge du dernier wagon qui s’enfonçait dans l’obscurité.
Dans le couloir du rez-de-chaussée, le poêle a été installé. Il ronronne à peine et résiste tant bien que mal aux souffles du mistral qui siffle sous les portes. Toutes les pièces alentour plongées dans la nuit, la maison se tait. L’oncle travaille au garage, là-bas. Bientôt il longera le chemin bordant les boxes, poussera la porte d’entrée sans un mot, allumera l’ampoule de la cuisine avant de réactiver le fourneau à coups de tisonnier puis de faire chauffer la soupe. Il sera huit heures du soir.
D’autres images résistent encore, incrustées dans sa mémoire à la façon de ces insectes d’une autre ère, que l’ambre fossile a définitivement saisis. Dans le jardin nu, un épouvantail s’effiloche : de grands lambeaux claquent sous le mistral. Le mâchefer du chemin ne crisse plus, il craque. Emmailloté de paille, le robinet de l’abreuvoir goutte gomme un métronome dans la nuit froide du matin. Deux manchons, fixés sur le guidon, habillent le vélo de l’oncle.
L’ampoule du garage s’allume tôt et la fenêtre orangée se découpe longtemps dans la nuit. Le cochon grogne ; l’odeur aigre des pommes de terre fermentées s’échappe du box où cuit sa pâtée. C’est dimanche matin. Il se souvient aussi que, ce même jour, on n’entendait pas les cloches, comme si l’air était gelé ; seulement de temps à autre un marteau qui tapait sur une enclume lointaine.