Une communication de Yves Frémion sur PEPS Culture, édito du 28 mai 2021
(transmise par Joëlle Wintrebert)
Serpent de mer de la politique, le débat entre Jacobins et Fédéralistes a repris de plus belle après les déclarations stupides du ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer. Déjà, Lionel Jospin, bon jacobin lui aussi, avait torpillé l’avancée du Parlement en refusant de ratifier une loi qui ouvrait les portes… en se conformant aux directives européennes.
Il faut donc rappeler quelques éléments essentiels.
La France : un pays linguistiquement riche.
« Autant de langues parle un homme, autant de fois il est homme » a écrit un grand poète français de la Renaissance, Agrippa d’Aubigné. En ce sens, les Français sont des hommes et des femmes multiples. Car notre pays est le plus riche en langues de toute l’Europe. Qu’on en juge : outre le français, langue commune du territoire national, et même si l’on classe les langues de l’Hexagone en langues d’oïl (gallo, picard, wallon, morvandiau, normand, poitou-saintongeais, lorrain) et langues d’oc (gascon, languedocien, limousin, auvergnat, provençal, vivaro-alpin), sans oublier le breton, le flamand, l’alsacien, le franco-provençal, le corse, le catalan… il faut y ajouter les non-hexagonales : tous les créoles (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Saint-Barthélémy), le wallisien, le futunien, le saint-barth, le mahorais, le bushi, l’antalaotsi, les langues de la Polynésie française (tahitien, marquisien, austral, ra’ivavae, rapâ, mangarévien, pau’mautu), les 28 langues kanakes et les 39 autres langues de Guyane (12 seulement reconnues par l’Etat). J’en oublie. La plupart sont aussi différentes entre elles que le russe et l’espagnol, et toutes parlées aujourd’hui.
Cette exceptionnelle diversité n’a jamais été reconnue par les différents gouvernements français, gangrenés — de la gauche à la droite (y compris extrêmes) — par l’héritage jacobin et un centralisme francilien frisant le ridicule. Les autres pays de l’Union Européenne ont au contraire, à des degrés divers, reconnu leur propres richesses linguistiques.
C’est cette richesse dont les ignorants (le ministre est loin d’être le seul !) voudraient priver le peuple français.
Le français est une « langue régionale ».
La « langue de la République » est aussi une langue régionale. D’abord parce qu’elle est ainsi considérée dans d’autres pays, souvent dans les zones frontalières (Italie, Espagne, Suisse) et langue secondaire dans beaucoup d’anciennes colonies.
Ensuite parce que notre langue fut à l’origine une des plus pauvres parlées sur le territoire (le parler d’Ile-de-France), et qu’elle n’a atteint son génie que grâce à un apport massif des autres « parlures » (mot québécois) de ses provinces. Le parler francilien n’a été imposé que les armes à la main, de massacres en dragonnades, de colonisations en violences administratives. Sa richesse d’aujourd’hui fait aussi cette complexité, avec son régime d’exceptions systématiques, dû en grande partie à la multiplicité de ses apports.
Eradiquer les langues qui ne sont pas celle de l’Etat central est aussi stupide que vouloir éradiquer les gastronomies de nos régions au profit d’un plat unique pour tous les Françaises et les Français. C’est vouloir jeter tous les billets de banque d’un portefeuille pour n’en garder qu’un seul.
Nos langues ne sont pas « régionales ».
Le brassage des populations, la mobilité sociale, les moyens de communication physique et virtuelle rendent obsolètes leur limitation à un territoire réduit. Il arrive qu’une langue ait plus de locuteurs en Ile-de-France que sur son aire d’origine.
Certaines sont non seulement riches d’un vocabulaire plus important que le français, mais chacune exprime aussi une culture spécifique, dont la disparition serait dramatique, y compris pour les autres, car la vie est faite d’échanges multiples. Assécher cette variété serait assécher notre civilisation. La poésie, par exemple, au même titre que la cuisine ou le folklore, ne peut vraiment s’exprimer que de manière spécifique, elle supporte mal l’adaptation. Des mots n’existent que dans une langue, parce qu’ils désignent un concept sans équivalent. Il est triste d’autre part de voir notre langue nationale si fermée aux apports potentiels des autres pays de la Francophonie, autre source d’enrichissement..
En liquidant ses langues pour n’en garder que le français francilien, la France se livre pieds et poings liés à la toute puissance de l’anglais commercial et technologique, qui envahit tout. Car ce globish agit avec la même logique d’omnipotence et de domination.
Il est donc temps de cesser d’appeler nos langues « régionales ». Nos langues sont les langues de la France, point final. Il y a une langue commune pour communiquer entre tous les francophones, et à côté les langues de toutes nos cultures. C’est par la reconnaissance de cette diversité culturelle et linguistique que nous pourrons (re)devenir ce pays capable d’accueillir, comme des cultures et des langues sœurs — et sans nous sentir menacés — toutes les cultures et toutes les langues du monde.
Yves Frémion,
écrivain de la langue française,
ex-président de l’intergroupe Langues régionales et minoritaires du Parlement européen.
Illustration empruntée au site PEPS Culture, 28 mai 2021