Critique cinéma : Liberté, d’Albert Serra, octobre 2019
À l’accueil, le directeur du cinéma à qui je dis que je vais voir LIBERTÉ me répond « bon courage », puis devant mon étonnement : « depuis que je suis là, c’est un des rares films où je vois autant de personnes sortir avant la fin ».
Nous étions 6 sur les fauteuils au départ, nous arrivâmes 5, et j’ai tenu ! Certes le rythme est lent, la chair plus âpre que joyeuse, voire triste, les comédiens physiquement hétéroclites (si les hommes font peu envie, à l’image d’un Helmut Berger prodigieusement sénile, le réalisateur ne se prive pas de mettre en scène des jolies femmes), et le film pourrait aisément être raccourci de vingt bonnes minutes.
Mais l’essentiel n’est pas là. Adepte des films en costume, Albert Serra nous conte la vie (?) d’un groupuscule de libertins chassés de la cour de France au XVIIIe siècle, et trouvant refuge dans une forêt prussienne pour poursuivre ses pratiques. Sexes masculins fatigués, jouissances mécaniques, actes sado-maso, saillies scatologiques, sévices divers, se succèdent dans des clairs obscurs savamment étudiés et une gestuelle minimaliste qui n’est pas sans rappeler le théâtre no. On passe d’un tableau à l’autre, en plein air, ou dans des chaises à porteurs (une trouvaille du film) ; Serra fait indubitablement œuvre de peinture, soignant remarquablement la forme.
Reste le fond. Bien sûr le cinéaste évite habilement de tomber dans le porno d’époque. Pour autant, il y a tromperie sur la marchandise, et d’abord sur le titre. Car de quelle liberté s’agit-il ? Fouetter l’autre allégrement ? Uriner sur sa personne ? Se faire châtier pour expier on ne sait quelle faute ? La belle affaire, faut-il que le plaisir se noie dans la douleur pour mieux exister ? En moins paroxystique, on se croirait revenu dans les années post 68 quand la communauté d’Otto Muehl se perdait dans une débauche no limit et sans issue (dont le film Sweet movie de Dusan Makavejev en 1974 porte la trace).
On cherche donc la liberté dans cet opus à l’érotisme morbide plus froid que chaud, finalement normé et sonnant le creux malgré l’exercice de style. Confiné à un rôle de voyeur contraint de subir un huis clos où s’agitent des personnages en perdition, le spectateur constate avec dépit qu’ici l’imaginaire n’a pas d’échappatoire. Serra a voulu dit-il faire « sombre », c’est de ce point de vue réussi ; mais les partisans d’un libertinage créatif et ludique, porteur d’une potentielle quête de liberté (ne parlons pas de « révolution » comme l’annonce de façon éhontée un des protagonistes) en seront pour leurs frais.
Signe des temps, et du renversement de sens dans une société où le mal tend à devenir le bien tandis que la vulgarité tient lieu d’élégance, la critique dans son ensemble s’ébaubit devant une œuvre péniblement jouissive qui cuisine de vieilles recettes, tout en convoquant Sade et Bataille à la rescousse. Si l’ensemble reste indéniablement troublant, on peut s’interroger sur la motivation réelle du réalisateur qui apparaît bien ambigüe : l’initiation de jeunes novices consentantes opportunément sorties du couvent par des hommes en fin de course (une seule femme est aux manettes) est-elle un gage de subversion radicale, ou bien doit-on considérer que pulsion de mort + libertinage font trop bon ménage pour les séparer ? Mais peut-être Serra veut-il simplement nous démontrer que la vraie foi est ailleurs, que de tels actes sont déplorables, et qu’in fine Dieu – notre père tout puissant – (mis en abîme lui aussi par les dépravés de service) reconnaîtra les siens ?