écrit par Samantha Bailly, présidente de La Charte des Auteurs et Illustrateurs Jeunesse
On peut consulter le programme complet de l’événement sur le site ActuaLitté
« Hier (2 octobre) avaient lieu les premières Assises de la littérature jeunesse, à la BNF, organisées par le Syndicat national de l’édition jeunesse.
Première chose : bien sûr, tout le monde se réjouit qu’existe un premier événement interprofessionnel de cette ampleur autour de la littérature jeunesse, sans aucun doute. C’est un pas immense vers la reconnaissance de cette littérature, encore bien souvent mal considérée. Un lieu où l’on peut se rencontrer, échanger. La table ronde à laquelle je participais s’intitulait « La relation auteur-éditeur : création et prise de risque ». Je soupirais d’avance. Dichotomie de l’auteur créatif et de l’éditeur qui prend le risque. Et le risque de l’auteur ?
J’y suis allée et suis intervenue non pas pour parler de moi ou raconter une histoire. Une belle histoire, j’en ai une : Samantha Bailly, 28 ans, vit de sa plume depuis 6 ans, premier roman publié tôt, des ouvrages ayant trouvé leur public, un scénario de film… enfin, ça, c’est pour la version publique, celle que l’auteur balbutie avec émotion, si heureux et chanceux d’être publié, ayant peur de commettre une fausse note dans la mélodie du bonheur que l’on aime fredonner sur scène — l’art de la représentation. Cela a été un chemin, avant de trouver l’équilibre, de déchiffrer cet univers. Aujourd’hui, je collabore avec des éditeurs ayant compris et écouté mes problématiques : je les en remercie chaleureusement, car malgré les difficultés rencontrées, je crois à ce tandem auteur-éditeur.
Sur ma chaîne YouTube, je m’évertue chaque jour à montrer l’envers du décor, dans les moments de pur bonheur, dans le travail, les collaborations fructueuses, les déplacements, les questionnements, les déceptions, la créativité, la réalité de ce qu’est l’édition aujourd’hui : une industrie culturelle.
Durant ces Assises, chaque maillon de la chaîne du livre a pu exposer sa fonction, son rôle, parfois ses problématiques. Je suis pour l’empathie, la compréhension mutuelle, le pas vers l’autre. Les éditeurs clament leur fragilité. Les libraires également. Nous les entendons, en sachant que derrière éditeur, libraire, il y a bien des réalités différentes. Mais dès que l’on évoque la prise de risque et la fragilité de l’auteur, la réaction qui revient est une forme de crispation « ne dis pas cela, nous sommes dans le même bateau ».
Oui, d’accord, les auteurs sont dans le même bateau que la chaîne du livre. Personne n’a dit le contraire. Mais les réactions tendues lorsque l’on exprime des faits simples : que la relation auteur-éditeur n’est pas qu’une mythologie d’un couple merveilleux, que la confiance ne doit pas être aveugle, qu’un contrat se négocie, qu’un livre publié devient un objet économique, qu’un auteur est un individu face à une entreprise, que la valeur du temps de l’auteur n’est pas reconnue, on sent encore qu’est presque commis un impair. On ne se raconte pas la belle histoire d’amour, de la créativité, qui oui, existe ou peut exister entre auteur et éditeur, mais qui est un noyau englobé par une réalité tout autre, et beaucoup plus froide : le tirage, la mise en place, les offices, les retours, la surproduction, les ventes comme critère de prise de risque. Les réactions sont toujours des justifications, renvoyant aux difficultés des 80 000 emplois générés par une seule et même richesse : la créativité d’auteurs et illustrateurs.
Je suis présidente de la Charte des auteurs et des illustrateurs pour la jeunesse depuis 4 mois. J’aurais pu continuer mon chemin tranquillement, à parler du regard que je porte sur le monde, de mes ouvrages, de mon hypersensibilité, du fait que l’écriture est l’amour de ma vie, bref, de tout ce qui fait que je suis une auteure. En 4 mois, j’ai vu. Je savais, bien sûr, mais maintenant, je vois. Les auteurs et illustrateurs, ayant de jolis succès derrière eux, ayant du mal à payer leur 45 € de cotisation annuelle. La honte, aussi, de dire qu’on est dans le besoin. L’incertitude constante, l’angoisse. La peur de négocier, d’être « grillé ». Cette distorsion incroyable entre le succès véhiculé et la fragilité sociale et économique. En cette rentrée, des sujets sociaux arrivent et nous catastrophent :
▪ La réforme de la retraite de base, inscrite dans le projet de loi de finances de la sécurité sociale 2018. Au 1er janvier 2019, tous les revenus d’auteurs feront l’objet de cotisations retraite au premier euro (fin de la différence assujettis/affiliés). Nous n’avons à ce jour aucune garantie que ces obligations ouvriront de nouveaux droits pour tous sans générer d’injustices.
▪ Gouvernance de l’Agessa : l’Agessa fonctionne désormais sans Conseil d’administration ni même administrateur provisoire, la commission sociale n’existe plus et ne peut venir au secours des auteurs les plus précaires.
▪ Hausse de la CSG : la hausse de la CSG de 1,7 %, brutale et non compensée pour les auteurs (contrairement au reste du monde du travail, qui voit baisser ses cotisations chômage), nous semble totalement injuste.
Alors oui, j’ose parler argent, social, et mon discours en ce moment est très focalisé là-dessus. Je mets de côté dans ces instants-là l’auteure en moi, la créative, pour parler de toutes ces données pragmatiques que j’ai dû apprendre à apprivoiser, manier, pour parler le langage des autres membres de la chaîne du livre. Le langage du juridique, de l’économique, de la logistique.
N’est-ce pas de l’empathie, que de parler la même langue ? Thierry Magnier disait en introduction : « Parler est un besoin, écouter est un talent ».
Les auteurs écoutent, beaucoup. Vraiment. Sur scène, à ces Assises, des auteurs tremblants de trac, expliquant qu’à un moment, pour un projet, soit ils ont une aide CNL, soit ils doivent vendre leur maison. Voile pudique, on change de sujet.
Les auteurs et illustrateurs jeunesse sont les auteurs les moins bien payés de la chaîne du livre, comme le montre la récente étude du ministère de la Culture de 2016. L’édition jeunesse est pourtant l’un des rares marchés de l’édition en croissance : plus de 16 000 nouveautés l’année dernière, +5,2 % de croissance, plus de 324 millions de chiffre d’affaires.
Alors oui, bien sûr, nous savons, auteurs et illustrateurs jeunesse, que le fait d’en vivre est lié à l’incertitude du succès. Pierre-Michel Menger, sociologue au Collège de France qui étudie travail et créativité, parle très bien de ce principe d’arbitraire, de hasard, de déconnexion entre le temps passé et la rémunération. Personne ne nie la réalité de cette incertitude, des spécificités du travail créatif — et j’emploie quand même le terme de travail. Nous parlons aujourd’hui de répartition de valeur économique. Si l’à-valoir de l’auteur représente un minimum de rémunération, garanti, en corrélation ou non avec le temps passé, le pourcentage, lui, est supposé intervenir après que l’à-valoir soit couvert, donc lorsque l’ouvrage a rencontré son public. Le pourcentage, c’est censé être la répartition juste en cas de succès.
Lorsque les auteurs et illustrateurs jeunesse expriment leur mal-être, leur sentiment d’injustice, via la Charte notamment, nous n’entendons jamais : « oui, nous entendons vos fragilités, il y a un mal-être profond, nous allons trouver des solutions », mais des justifications économiques basées sur un usage : un différentiel de rémunération en jeunesse. Une discrimination, j’ose le mot.
Alors oui, les auteurs ayant eu un certain succès peuvent raconter leur belle histoire, l’histoire de l’accident, du coup de bol, de la conjoncture de talent, d’arbitraire, de chance, qui a fait jaillir leur œuvre au milieu de toutes les autres, qui font qu’aujourd’hui, ça va. Je peux vous raconter cette histoire.
Mais derrière les quelques privilégiés en pleine lumière à une table, il y a une population que suis mandatée de représenter. Je le vis comme une responsabilité profonde, car c’est porter la et les voix de 1400 auteurs et illustrateurs jeunesse dont nous connaissons la réalité.
Le SNE jeunesse, suite à la lettre de la Charte, a accepté de démarrer un dialogue auteur-éditeur sur ces questions difficiles. Je les en remercie vivement : un dialogue interprofessionnel sur ce sujet, c’est un premier pas. Nous espérons que de ce dialogue, cette écoute dont les auteurs et illustrateurs ont tant besoin aujourd’hui, pourront tracer des pistes d’évolution, de solutions. Parler est une chose, pour nous comprendre, mais nous attendons aujourd’hui des changements.
Illustration (empruntée au site ActuaLitté) : par Anouk Ricard (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)