J’étais un « cuniculicide » et je suis toujours un « cuniculiphage ». Je dois me confesser de ces centaines de lâches assassinats que j’ai pu perpétrer sur ces petits animaux innocents aux longues oreilles et au museau en alerte communément appelés « lapins ». Ceux que je mange aujourd’hui sont élevés en batterie, engraissés aux granulés, bourrés d’antibiotiques, étourdis par électronarcose avant d’être tués, pelés et vidés à la chaîne, découpés et enfin emballés sous vide. Mais nous, nous en élevions des vrais, des vivants, dans des coffres en bois ajourés et branlants sans cesse retapés. Cela aurait pu s’appeler des clapiers, presque. On eut dit plutôt des cabanes mal fagotées, équipées de perfectionnements bricolés mais néanmoins ingénieux, comme la planche coulissante séparant les mâles des femelles, le toit abattant ou bien l’anneau de fil de fer retenant l’abreuvoir supposé empêcher son retournement sur la litière. Je parle bien d’élevage, quelques dizaines d’animaux par an. C’était pour moi tout à fait normal de passer sans blêmir de cette bouffée d’affection instinctive qui vous vient à la vue d’une portée de lapereaux (encore plus lorsque vous prenez dans vos mains une de ces petites choses douces et pelucheuses) au dégoût d’avoir à vider la litière de ces bestioles qui pissent et chient sans relâche, à la crainte de mettre la main dans une cage occupée par un vicieux qui mordait ou de laisser échapper un de ses congénères trop curieux, puis, enfin, à leur condamnation à un sort culinaire dont les débuts agités, virils et sanglants se déroulaient à la cave, le mitan à la cuisine et la fin dans nos estomacs. J’étais là, témoin, petites-mains, complice et gourmand d’un élevage domestique immémorial sans doute, dont la justification affichée était celle de l’économie, par principe, de l’autosuffisance, par précaution, du goût et des plaisirs de table. Nous nourrissions même les bébés délaissés par leurs mères, après les leur avoir soustraits (car certaines lapines sont cannibales) , au lait tiédi, grâce à ces petits biberons factices remplis de bonbons dont nous percions les tétines après les avoir vidés. Les lapereaux habitaient un temps chez nous, dans un carton, le temps qu’ils sachent se nourrir seuls. Puis ils reprenaient le cours d’une vie brève destinée à nous régaler. Là encore je ne me souviens pas avoir eu d’émotion particulière au souvenir de leurs petits couinements de satisfaction lorsque nous les faisions téter. Peut-être parce qu’on ne les baptisait pas d’un petit nom mignon dont nous nous serions souvenus, émus ; on les nommait d’après leur couleur. Puis j’eus le permis et un fusil. Après avoir servi des années d’accompagnateur-rabatteur pour mon père, je devins comparse et quelquefois concurrent. J’avais un bon coup de fusil, au « déboulé » comme on dit, lorsque le lapin de garenne fuse, apeuré, d’un buisson de ronces. « PAN », stoppé dans son élan, re « PAN » si ce n’était pas suffisant. L’élégance triste de la mort réussie, l’esthétique d’une mort instantanée, l’abandon dans ses mains de ce petit corps encore chaud. Il faut avoir été chasseur pour connaître cela. Je ne le suis plus. De ceux-là Maman faisait d’excellents pâtés, par soucis d’hygiène, proprement désossés, longtemps macérés aux aromates et à l’eau de vie de Languedoc puis hachés, mélangés à de la bonne chair à saucisse et cuits au four, en terrines, ou bien en bocaux, à l’autocuiseur, avec une feuille de laurier posée à la surface. Une sorte de Memento Mori pour lapins.